The Piers, photographies d’un lieu de drague géant
The Bronx gentrifié
Petite question : que choisiriez-vous ? Un après-midi cruising au milieu de fesses à l’air dans les ruines crades de la jetée du West Side à Manhattan en pleine période seventies et homophobe, ou une flânerie et une gaufre au milieu de familles à poussette sur la même jetée du même West Side, quarante ans plus tard, c’est à dire dans un West Side entièrement rénové, boboïsé et paysagé à l’extrême mais progressiste, ouvert et gay friendly ?
Alors qu’à Paris, le marais se prépare au déménagement de l’emblématique librairie « les mots à la bouche » pour cause de loyer exorbitant. Que les boutiques de fringues et les marchands de glaces achèvent de liquider un quartier réputé au début des années 80 comme étant suffisamment pourri pour qu’on y laisse prospérer une vie gay comme une bactérie dans une poubelle.
Le mot « gentrification » est sur toutes les lèvres. Un mot inconnu il y a à peine 30 ans, cette gentrification est à l’œuvre partout dans le monde. À New York, le Bronx, arrondissement situé juste au dessus de Manhattan, en a lui aussi largement « bénéficié ».
The Bronx Museum of the Arts en est la plus belle vitrine. Inauguré en 1971 en partenariat avec le MET (Metropolitan Museum of Art), il avait pour objectif d’apporter aux quartiers pauvres un peu de culture. En 1982, fort de son succès, le musée a été relocalisé dans une ancienne synagogue, liftée et relookée pour l’occasion. Une synagogue située à Grand Concourse, toujours dans le Bronx, mais avec vue sur la belle skyline de Manhattan.
La petite synagogue historique fut agrandie et relookée en 1988 pour environ 6 millions de dollars, 19 autres millions furent à nouveau nécessaire en 2004 pour en doubler la taille et donne depuis les 3400m2 (environ…) de surface d’exposition que l’on connaît aujourd’hui. L’ancienne synagogue, quant à elle, a disparu dans le process.
En 2020, tout beau, tout vitré et modernisé, le musée trône toujours, dans un voisinage social entièrement renouvelé. Un voisinage plus riche et plus éduqué, dans un quartier qu’on appelle désormais familièrement « Concourse Village ». Le musée est d’ailleurs devenu un lieu incontournable du « Village ».
Très fréquenté et très touristique, il expose des artistes américains, surtout, mais également de l’Art et du Design venu d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie. C’est même l’une de ses grandes spécificités. Si je vous parle de ce musée, c’est parce que le lieu accueille depuis quelques semaines les photographies d’Alvin Baltrop, avec une expo accompagnée d’un catalogue intitulé « The Life and Times of Alvin Baltrop ».
Un assortiment de photographies de cruising gay essentiellement en noir et blanc où se mêlent culs nu, exhibitionnisme, prostitution et drogues au milieu d’entrepôts et de hangars désaffectés. Des photos joliment encadrées, mises en lumières et offertes à l’appréciation du public dans l’une des salles feutrées et design du célèbre musée boboïsé, lui-même situé à quelques stations de subway à peine de ces anciens lieux de perdition. Qui l’eut cru ? Sûrement pas Alvin Baltrop, j’en prend le pari !
Alvin Baltrop, témoin et acteur de ses photographies
Pour comprendre, il faut savoir. Et savoir, ici, sous-entend connaître. Mais qui donc était Alvin Baltrop ? Comme les œuvres d’un photographe sont toujours plus parlantes qu’une bio expresse, je vous propose d’analyser quelques unes de ses œuvres.
Si cette première photo d’Alvin Balttrop ne correspond pas au canons actuels de la photo travaillée en mode Urbex avec modèle semi-pro prenant la pose sous des éclairages travaillés comme dans les photos de Ludovic Seth, c’est parce qu’à première vue, il ne s’agit ni d’une pose, ni d’un modèle. La photographie version Baltrop a tout de l’instantané, tout du vrai, du saisi sur le vif. Au premier regard, on voit un joli jeune homme affairé à son jean dans un environnement glauque : le recoin d’un hangar délabré.
Sauf que, comme souvent en photographie, le premier coup d’œil est trompeur. Dans cette photo, le modèle est présenté comme un sans abris. Du moins c’est ainsi que la photo a été nommée (Homeless guy 5). En fait, Alvin Baltrop nommait rarement ces photos et ce nom pourrait très bien avoir été donné à posteriori, pour une exposition ou un livre. Quoi qu’il en soit, le modèle semble vivre sa vie. Mais si on prend du recul, on se rend vite compte qu’Alvin Baltrop doit se trouver à seulement quelques mètres. Le modèle est isolé dans un coin du hangar, mais il s’agit d’un coin fermé par la présence même de Baltrop, un coin voulu par l’angle photographique choisi. L’arrière plan n’est pas anodin. Il n’est pas là pour être vide d’intérêt, ni pour être neutre mais pour être sombre. Il est utilisé pour faire contraste. Comme le sol, d’ailleurs. C’est grâce à ces deux éléments sombres que le modèle ressort. La peau blanche, les tennis et les chaussettes blanches, et le slip, blanc aveuglant et idéalement situé sur l’un des points forts de la composition.
Le modèle dans son entier est d’ailleurs sur une ligne de force. L’établi est important. Lui aussi est sombre mais sa fonction est différente. Il mène le regard jusqu’au jean clair, qui mène au personnage. Personnage éclairé de face par la lumière du jour qui passe à travers la fenêtre. Un joli garçon rayonnant de blanc dans un univers glauque et sombre. Un ange dans les décombres, en quelque sorte.
Pour ce qui est de l’appellation « homeless guy 5 », tout est une question de point de vue. La présence, si près, du photographe amène le doute. Le jeune homme pourrait très bien être un prostitué, nombreux dans les hangars à l’époque. Est-il en train de plier son jean ou le prend-il simplement pour se rhabiller ? La cigarette est connue pour véhiculer toute une symbolique. La passe vient-elle d’avoir eu lieu ? Dans ce cas, le prostitué fume et il se rhabille. Où se trouve alors le grand absent de la photo ? Où est le client ? Poser la question implique de fait le photographe. Ce qui fait d’Alvin Baltrop le témoin de la scène après en avoir été l’acteur. Le photographe a consommé et photographie son ange d’un instant en grand angle, pour l’avoir en pieds comme pour garder un doux et joli souvenir. Souvenir de l’ange comme de l’endroit.
Alvin Baltrop, photographe de la vie clandestine
Le même procédé d’ombres et de lumière est à l’œuvre dans ce second cliché. Si la profondeur de champs est grande, c’est parce que l’arrière plan doit être bien visible. Il impose le cadre glauque, sale et délabré qui donne du sens à la composition. Prenez le même modèle avec un pré champêtre et quelques vaches en arrière plan et vous aurez une lecture photographique tout à fait différente. Encore une fois les chaussettes et les tennis sont blanches ou très claires. Par un puits de jour, la lumière tombe presque des cieux sur le modèle, idéalement placé. Guidés par ses bras, puis par ses mains très affairées, le regard du spectateur s’aveugle sur son bassin, au centre de la composition. Un bassin mis en contraste bien comme il faut par un mini short tout riquiqui, bien échancré et surtout, surtout, débraguetté. Si vous n’avez pas encore compris où il fallait regarder, la tête penchée et concentrée du jeune homme vous indique le chemin. Cette photo aurait pu s’appeler « le sexe des anges ».
Cette photo, qui fit la couverture du livre photo « Dreams into Glass » paru en 2012 est à comparer avec la précédente. Outre le fait qu’elles ont pour point commun de se demander quel rôle le photographe a-t-il joué avant le cliché, les deux offrent également à considérer le regard photographique de Baltrop. Un regard sexué, d’accord, mais aussi un regard presque amoureux. Une réelle tendresse et une vraie douceur ressort. Ce regard tendre se vérifie dans nombre de ses photos. Beaucoup de scènes de sexe qu’il a photographié dans ces mêmes lieux n’ont pas le caractère porno que l’on pourrait aisément imaginer pour se genre d’endroit. L’acte n’est jamais en gros plan. Encore une fois les modèles sont en entiers, photographiés dans l’encadrement d’une porte ou sous le tôle rouillée d’un toit tombant. Baltrop a aussi réalisé de nombreux portraits. Des clichés de nombreux prostitués qui peuplaient les hangars, photographiés dans les lieux même de leur habitation de fortune au confort sommaire.
Une tente en plastique, un recoin aménagé ou au pire, un matelas à même le sol, contre un mur. Pas de misérabilisme pour autant. Tous ces portraits respirent l’authenticité et l’empathie. Pas de regard méfiant ou défiant. Pas de rire franc cependant. Quelques sourires, ou des regards complices, c’est tout ! Nous sommes dans les années 70, la plupart de ces vies sont difficiles et clandestines.
Témoignage d’une époque révolue
Dans les années 70, pour les familles New-Yorkaises, ces friches en ruine sont réputées malfamées et dangereuses. Hors de question d’y aller pique-niquer, encore moins d’y aller promener bébé en poussette. Les structures sont chancelantes, la drogue y est omniprésente et les nuits sont très sombres. On est loin des flamboyants grands terminaux d’embarquement pour les grands liners transatlantiques qu’ils étaient au début du XXème siècle. Le RMS Titanic, par exemple, était censé y débarquer ses passagers. Situés le long de la presqu’île de Manhattan, côté Hudson river, ces vestiges de l’industrie portuaire transatlantique sont pourtant facilement accessibles, par Greenwich Village.
Un quartier qui justement voit s’installer en masse des gays venant de toute la côte Est des States. Pour info, le Stonewall inn des fameuses émeutes du même nom en 1969 est situé au beau milieu de ce quartier. Des hangars désaffectés avec jetées sur la rivière d’un côté, des gays avides de plages naturistes ou de lieux de drague labyrinthiques de l’autre, et pour couronner le tout, des familles effrayées par l’endroit. Le lieu aurait presque pu s’appeler destiné. Devenu un refuge pour jeunes SDF LGBTQ souvent chassés de chez eux ou en quête d’un ailleurs où vivre sa vie, The Piers, comme elles s’appellent, deviennent un lieu de drague géant où l’on consomme rapide et sur place. Tout sert, tout est mis à profit.
Le ponton en ruine est idéal pour la bronzette estivale en tenue d’Adam. Les anciens quais délabrés sont propices à la flânerie entre copains d’un soir. On s’y promène, on s’y rencontre et on s’y retrouve. C’est exactement cette vie gay là, située temporellement entre les émeutes de Stonewall et avant le Sida, qu’Alvin Baltrop photographie. En pleine moiteur du libéralisme sexuel, de revendications des minorités et de transition économique de l’après guerre. Un entre deux New-Yorkais où la ville est pleine de chantiers comme celui du World Trade Center (1966 – 1973), construit pour le New York du futur.
Né en 1948, Baltrop a la petite trentaine. C’est un afro-américain du coin, il est né dans le Bronx. Il n’a pas d’éducation artistique autre qu’autodidacte, et il s’est formé au contact d’autres amis, eux aussi, passionnés de photographie. Arrive la guerre du Vietnam et un séjour dans la marine où Baltrop commence à exercer son œil novice sur de jolis marins alanguis qu’il photographie sur le pont du navire.
Il s’apprend à développer ses négatifs à l’infirmerie avec les moyens du bord (sans jeu de mot). Être autodidacte suppose une grande motivation. Il faut quelque chose qui vous pousse. Il faut du temps, une envie, et une force. Cantonné sur un navire remplis de marins, stationné la plupart du temps sur l’Atlantique, Alvin Baltrop s’entraînera à la photographie avec l’ardeur d’un gourmand dans une boutique de bonbons. En 1972, il revient au Bronx. L’œil avide de s’exercer encore plus que jamais.
Un reconnaissance posthume
Pendant une dizaine d’année, Alvin Baltrop, devenu chauffeur de taxi, va arpenter les quais, pontons et hangars des Piers. Il va y rencontrer des prostitués, des exhibitionnistes, des nudistes, des artistes, des obsédés du sexe et des cœurs solitaires. De façon obsessive, de jour comme de nuit, appareil photo à la main, il saisit la vie clandestine, les ébats intimes dans l’absence de confort, la précarité mêlée à l’envie de vivre sa vie. Des photographies en noir et blanc, un aspect documentaire et un état des lieux d’une époque, d’un temps et d’un lieu voué à la disparition et aux jouissances éphémères. Document à la fois architectural et sociologique, chaque photo est également un regard. Celui d’un voyeur.
Ce dernier cliché l’illustre encore davantage. La drague homosexuelle, ou le grand jeu du qui chasse qui ? Pas de jugement, pas d’accusation. Une ode au plaisir du sexe anonyme par un regard à la fois témoin et acteur. Un œil connaisseur et une fenêtre unique sur un temps révolu.
The Piers seront démolies en 1985. Alvin Baltrop est décédé en 2003. Rares furent ses photos à être montrées au grand public de son vivant.
Pour la route : The Piers en couleurs
une sacré ironie !! … merci pour la découverte en tous cas !!!
Je crois avoir déjà vu des photos de cet auteur.
Pour un autodidacte le résultat est impressionnant