Homme à lunettes : comment un binoclard devient un fantasme homosexuel
Des lunettes… dans l’Histoire
De la Rome antique au Moyen Âge et de la Renaissance à aujourd’hui, l’histoire de la paire de lunettes se mêle à la grande Histoire. Une partie d’Histoire qui ferait un beau documentaire à regarder un dimanche de pluie sur une chaîne culturelle. Un long récit narré par un commentateur à la voix de stentor, toute une aventure entrecoupée de témoignages d’experts et de fictions en costumes qui vous promènerait d’époque en époque sans vous bouger les fesses de votre canapé. Le genre de docu-fiction qui subitement en plein mois de mars vous ferait vous passionner pour un détail de l’histoire humaine. Détail dont vous vous fichiez, jusque-là, royalement.
Seulement en zappant vous seriez tombé dessus et vous auriez été saisi. Avant le documentaire, vous étiez ignare. Une heure plus tard, vous voilà instruit. Vous serez désormais bien au fait de l’utilisation des émeraudes des origines romaines. Vous saurez, enfin, comment on en est arrivé à la première lentille optique : cette question ne vous tourmentera plus. Les lents et laborieux processus et autres études et recherches mis en œuvre au fil des siècles pour affiner une compréhension médicale de la myopie et de la presbytie ne vous réveillerons plus la nuit.
Vous saurez également qui était Hugues de Saint-Cher. Mieux, vous saurez que ce cardinal apparaît dans un tableau moyenâgeux de Tommaso da Modena. Que ce tableau, dont vous oublierez la date (1352), représente le religieux portant des lunettes pour écrire. Vous saurez que c’est la première représentation connue de l’objet et vous le retiendrez de toutes vos forces parce que vous saurez que c’est le genre d’anecdote chic et pas cher à sortir en société pour briller. Pourtant en votre for intérieur, tout au fin fond, il restera encore cette question en suspend, cette énigme : comment la représentation de l’homme à lunettes est-elle passée du religieux besogneux chaste et pieux, à ça ?
Des lunettes… pour garder ses yeux
Car on revient de loin. Au cours de l’Histoire, la myopie ou la presbytie étaient souvent perçues comme l’antichambre de la cécité. Et la cécité c’était l’effroi. « Les yeux sont le miroir de l’âme » dit le proverbe. Sous l’Antiquité, au choix, on arrachait ou on crevait les yeux de ses ennemis. Au Moyen Âge, on aveuglait les traîtres et les adversaires politiques. Parfois, dans l’élan, on les castrait en plus.
Au XVIIème siècle, la cécité rimait avec grande pauvreté, grand isolement et grand âge. Tout plutôt que de perdre la vue.
Plutôt vieillir sans dents que vieillir aveugle aurait pu être le dicton de ces siècles passés. Fort heureusement la lecture n’était pas un passe-temps très couru et peu de gens s’abîmaient les yeux en lisant à la bougie. Peu de petits garçons étaient scolarisés, beaucoup d’hommes étaient illettrés. Quant aux femmes, elles étaient d’abord vues comme de faibles choses à marier, des ornements sans cervelle qu’il était fréquemment conseillé de battre comme du cuir à assouplir, alors l’alphabétisation des petites filles…
Résumons ! Au départ, l’usage de la loupe grossissante et autres pierres de lecture se propagèrent donc quasi exclusivement dans les monastères où l’on passait des heures à recopier de saintes écritures. Les hommes lettrés âgés suivirent et au XIXème siècle, monocles, binocles, lorgnettes ou autres pince-nez seront associés aux hommes au delà de la quarantaine, autant dire pour l’époque, associés aux vieux ! Loin, très très loin de cette vision là :
Des lunettes… ou la popularisation du binoclard
C’est à la fin du XIXème siècle et au tournant du XXème que le port de lunettes se démocratise dans toutes les couches de la société. De l’enfant au grand-parent, hommes ou femmes, tout le monde est concerné.
C’est une avancée énorme pour l’époque. Porter des lunettes améliorait la vie de beaucoup et les heureux élus se retrouvaient rapidement au cœur du progrès technologique. Progrès technologique qui engendra presque aussitôt les innovations linguistiques suivantes : Binoclard, cul de bouteille et 4 z’yeux. Appellations fleuries qui en disent long sur le potentiel de séduction des premières lunettes en séries. Elles étaient plus que moches, elles étaient des « outils » pour la vue. En porter grossissait vos yeux et vous défigurait. Vous deveniez vilain instantanément.
Plus tard, les lunettes s’affinèrent à mesure que de nouvelles appellations arrivèrent : Boutonneux à lunettes et fayot à lunettes. Rat de bibliothèque est l’appellation qui résume à elle seule toutes les autres. Si vous portez des lunettes, c’est parce que vous lisez trop de bouquin. Si vous lisez trop de bouquin, c’est parce que vous êtes trop moche pour avoir de vrais amis dans la vraie vie.
Si vous êtes trop moche pour avoir de vrais amis dans la vraie vie, c’est parce que vous porter des lunettes…. Tout en étouffant toute estime de soi sous une épaisse chape de complexes d’infériorité physique et sociale, ces moqueries façonnèrent à jamais le portrait forcément moche du garçon timide à gros lorgnons dont la tête déborde de conneries intellectuelles. …jusqu’à ce qu’arrive Clark Kent, et Superman.
Des lunettes… et derrière les carreaux, le feu
Aujourd’hui, les lunettes ne sont pas qu’un fantasme purement hétéro, ni même un fantasme purement gay. C’est un fantasme masculin tout court. Elles donnent un air intellectuel et digne de confiance à celui qui les porte.
C’est un accessoire qui fait compétent et rigoureux. Ajouter à cet accessoire la panoplie costard cravate, tirée à quatre épingles et on imagine le génie des maths et de la finance travaillant sans répit aux bénéfices d’une grande banque. Avec un pull et un pantalon de velours côtelé, vous aurez un garçon littéraire classant sans relâche les plus grands classiques dans une grande librairie. Des lunettes avec un jean et un T-shirt, vous aurez un geek expert informatique qui passe des heures à coder pour de gros clients. Leur point commun : la même image d’Épinal. Le banquier, le bibliothécaire ou le Geek vivent leurs boulot à fond. Ils détiennent un grand savoir, ils sont experts et ont donc un pouvoir certain.
C’est ce supposé pouvoir intellectuel qui provoque le fantasme. Fantasme qui s’exprime de deux façons. On pense à Woody Allen en binoclard souffreteux, à Jerry Lewis en savant fou ou à Harry Potter et à sa fine baguette magique. On les imagine introverti et peu sûr d’eux. On les érotise.
Plus il sont gringalet, plus ils font passifs. Vient alors l’attirance, le désir de rabaisser et la démangeaison, l’envie virile d’humilier, le besoin bestiale de faire crier l’intello, de le posséder. Jouir sur des lunettes qui se soumettent étant la quintessence de l’appropriation, le couronnement du dominant.
L’autre version du fantasme nous viendrait presque des super héros eux-mêmes. Clark Kent et Peter Parker, deux binoclards un peu niais qui se transforment en Superman et Spider-Man pour sauver New York de la racaille dans leur costume d’apparat tout saillant, tout moulant. En fait, derrière leurs lunettes se planquaient deux actifs fougueux et intrépides. Naît alors chez certain, au beau milieu d’un rendez-vous chez le banquier ou l’assureur, une envie incontrôlée et violente de se faire chevaucher sur le bureau au beau milieu de l’agence, comme derrière une pile de bouquin derrière le comptoir du libraire ou dans la remise d’une boutique de dépannage informatique. Une subite envie d’imprévu, d’indécence et de danger. Une violente envie de grand gaillard intello tout en muscles chauds et, bien sûr, vêtu de ses seules lunettes.