Pourquoi le bleu est une couleur souvent présente dans l’univers gay ?
Le bleu et son histoire occidentale
Michel Pastoureau est un historien médiéviste. Il est également l’auteur d’une série d’ouvrages sur l’histoire et la symbolique des couleurs, sa grande spécialité. Reçu par Frédéric Taddeï sur Europe 1 en 2015, il résumait en quelques mots la longue histoire d’une couleur qui est aujourd’hui presque insignifiante à force d’être omniprésente : le bleu. Pour l’historien, le bleu fut d’abord une couleur mariale, reliée à la vierge, avant de devenir dynastique, puis royale, puis monarchique, puis étatique et enfin au 18ème siècle, nationale !
Tous les sportifs qui représentent la France sont en bleus, on les appelle les bleus d’ailleurs. C’est la couleur préférée des français et du monde occidental. La sonorité du mot est douce et agréable à prononcer dans toutes les langues de l’ouest : blue, bleu, blau, blu quand l’origine du mot vient du lointain germanique Blavus. Azul en espagnol ou en portugais, quand l’origine vient d’Azureus en arabe. Le bleu évoque le ciel et la mer. Comme l’explique très bien Michel Pastoureau, c’est une couleur qui n’évoque pas l’expression d’une pulsion, elle ne choque pas, ne blesse personne et elle n’est pas la couleur de l’embrasement révolutionnaire.
On peut dire « j’adoôore le bleu » en toute tranquillité. Essayez en plein dîner « j’adoôore le noir » ou « j’adoôore le rose », vous verrez toute la différence. Le bleu, c’est la couleur de l’O.N.U et de l’Union Européenne. C’est la paix et les casques bleus. C’est aussi la mélancolie du blues, le sentimentalisme fleur bleue et la jeunesse du bleu, appellation accolée à tout débutant, stagiaire ou nouvelle recrue. Une appellation gorgée de tendresse et de condescendance mêlée. Bref, c’est une couleur consensuelle, apaisante et, osons le mot à la mode en ce moment, bienveillante. Malgré tout, le bleu apporte une petite touche supplémentaire, qu’on le veuille ou non. C’est la couleur des garçons.
Cela saute aux yeux dans les publicités pour les jouets de noël. Inutile de faire un article sur les dégâts provoqués par cette distinction exclusivement occidentale et commerciale qui vit le jour à la fin du 19ème siècle, le constat est largement dénoncé et partagé.
Malgré tout, l’inconscient, qui est un grand coquin, ne se laisse pas endormir si facilement. Surtout après des décennies de matraquages publicitaires. Ainsi encore aujourd’hui, nombreux sont ceux qui se retrouvent devant un étal de jouets, de vêtements ou d’objet déco, les yeux engourdis par la profusion de choix de cadeaux pour un frère, un fils, un père ou un bon copain, et qui finissent à la caisse avec du bleu entre les mains, et avec dans la tête cette certitude culpabilisante : au moins avec du bleu, je ne me planterais pas trop ! Oui, les commerçants sont très forts et le bleu est encore et toujours la couleur des garçons. Mais une question reste en suspens. Une question que Pastoureau ne traite pas, pas même une allusion en plus de 150 pages : le bleu est-il gay ? Avouez que vous ne vous l’étiez jamais vraiment posé, vous non plus ?
Le Bleu, c’est paillettes
Et bien pour tuer dans l’œuf tout suspense, voici ma réponse : oui, et même trois fois oui, le bleu est gay.
Je dirais même plus, le bleu, c’est paillettes. Inutile de protester, je vais essayer de vous le démontrer. Tout d’abord, c’est la couleur de Michou, tenancier de cabaret Montmartrois depuis les années soixante. Michel Catty, dit Michou, a largement apporté la preuve par l’exemple que l’extravagance, le kitsch et le bleu font bon ménage. Quand la couleur rose vous pète les yeux, quand la couleur or vous les irradie, la couleur bleu à la Michou vous les hypnotise. Gainsbourg l’avait bien décrit pour Isabelle Adjani, le bleu de son pull et le bleu de ses yeux y sont profonds comme le bleu de la piscine. Ils vous absorbent jusqu’à toucher le fond. La noyade n’est jamais loin avec le bleu. On ne se méfie jamais assez des yeux bleus comme l’océan ou d’un chatoyant pull bleu marine. Contrairement au jaune, qui brille comme le soleil, le bleu, étincelle tel un cristal. Avec cette couleur, c’est noël.
La célèbre photo de Pierre et Gille en moussaillon flamboyant en est l’exemple parfait. Sur un fond bleu nuit, forcément étoilé, la composition entière pétille comme du champ’. Les petites touches de rouge, de vert et même le doré n’y changent rien. Le bleu magnétise. Il vous envoûte. Attention, cependant ! Le bleu, ce n’est pas les paillettes cheap de la fête à neuneu ! Le bleu, c’est paillettes classes !
C’est le bleu merveilleux et luxueux de la robe de Cendrillon. Le bleu de la godiche bonniche en guenilles maronnasses que la bonne et gentille fée, toute de bleu vêtue, impose comme teinte unique à sa somptueuse tenue de bal. D’un coup, la vilaine fait son coming out, en quelque sorte. Sous la souillon se planquait une reine de la fête, faite pour des escarpins translucides comme le verre et bleus turquoises, hypnotiques et engageants comme un lagon. Plus question de souris et de ménagerie à la Disney à présent, le bleu appelle un prince. Charmant, si possible.
Si l’identification au coming out à la Cendrillon vous paraît largement suranné, essayez avec Elsa, La Reine des Neiges. L’idée est la même, et vous aurez la chanson en plus. Visez plus grand et changez les escarpins pour un palais de glace, ajustez la robe et le déhanché, virez la fée cul-cul chiante puisque vous savez gérer, mais surtout, surtout gardez le bleu et hurlez de vos deux poumons à l’unisson : Libérée, Délivrée (Let it go, le titre original, est pourtant bien meilleur). Vous voilà avec la chanson Disney la plus interprétée sur you tube par des garçons du monde entier. Maintenant, imaginez Elsa chantant la même chanson libératrice en robe verte dans un marais… pour voir.
Le bleu, c’est sexe
Il ne vous aura pas échappé que les couleurs véhiculent toutes une imagerie particulière. Pour ce qui est du sexe, on est conditionné à penser rouge. Rouge passion, rouge plaisir ou rouge péché. Parce que le rouge, c’est tabou, c’est l’interdit. C’est le rouge sang de la défloraison, celui du rouge à lèvres et des joues rouges d’extase.
Le rouge, ça fait femme fatale et ça fait penser à la lettre écarlate de la femme adultère. En tout les cas, ça fait femme, et ça fait démoniaque ! Le rouge n’est-il pas la couleur de l’enfer ?
Le bleu par rapport au rouge, c’est un peu le contraste entre la présence discrète du bleu du Cabaret Chez Michou dans sa ruelle Montmartroise, et l’imposant Moulin Rouge tout clinquant, tout en majesté, trônant sur le boulevard de Clichy dans le même quartier.
Si le bleu derrière le rouge semble à première vue plus sobre, voire carrément pudique, le bleu devient subitement aguicheur et équivaut largement au rouge dès qu’il se trouve associé au mot gay. Je veux dire par là que le bleu signifie sexe pour les gays quand le rouge signifie sexe pour les hétéros.
Voici quelques exemples qui incitent à cette réflexion. Si vous cherchez sur internet le poppers le plus célèbre, il y a des chances pour que vous tombiez sur le Blue Poppers, le canadien. Celui dont la popularité remonte aux origines de l’histoire de la communauté gay à l’occidentale, les seventies. Vous apprendrez qu’il en existe des copies. Des tas, en fait ! Différentes marques sournoises qui se font appelées Blue-quelque chose ou dont la couleur bleu ou bleutée, voire le packaging tout entier n’est souvent qu’un simple décalque sans gène de l’original, le 100% classic et pure vintage canadien.
Un peu comme les copies premiers prix du Coca Cola classic dans les magasins discounts. Coca Cola dont la symbolique rouge ne vous aura pas échappé. Alors pourquoi un poppers bleu ? Peut-être que parmi vous, certains s’imaginent que la couleur choisie pour le poppers Blue Boy évoque la sérénité magique d’un lagon avec une vue sur un ciel d’azur. Lorsqu’on sait que le produit est fabriqué par l’entreprise Lockerrooms (en français, les vestiaires), la magie « originelle » promise par le fabricant se révèle d’un bleu plus cru que celle d’une baignade en eaux turquoises.
Cependant on peut tout de même, et en se concentrant un peu, établir une correspondance entre l’aspect détente du lagon et la capacité dilatoire du produit. Une chose reste certaine, qu’ils aient pour nom le très sucré Jungle Juice Blue ou encore le très imagé Blue Fisticuffs formule extra forte (fallait l’inventer), le poppers Blue Boys comme toutes ces déclinaisons de blue frelatées vendent tous la même chose : des effets dilatoires immédiats et puissants pour des moments forts et inoubliables. Du sexe à la couleur blue version poppers, c’est du sexe pur. La question est de savoir si le sexe est pur dans le genre authenticité organique enchanteresse, ou pur comme dans 100% masculine garantie, débarrassé de toutes traces ou résidus de ces rougeoyantes féminitudes sataniques ?
Le bleu, c’est aussi la couleur associée à quantité de bars gays de par le monde. Du Blue Boy Club à Kuala Lumpur au Blue Boy Bar de Berlin en passant par le Klub Blue XL polonais à Cracovie, le bleu reste bien la couleur masculine par excellence.
La changer pour The Yellow Klub ou The Black Bar invite à un imaginaire plus ciblé et laisse augurer d’une clientèle bien plus spécialiste et… beaucoup plus expérimentée. Or le bleu est une couleur suffisamment neutre pour englober tout le monde, elle permet d’attirer et de réunir sous sa symbolique le plus de gens. N’est-ce pas là le but même d’un bar, même gay ?
La différence étant qu’un bar gay, c’est toujours et avant tout un bar sexe ! Si vous ne me croyez pas, laissez-moi vous emmener dans une pièce remplie de gays et je vous récupère, non pas des heures mais dix minutes plus tard. Le sexe n’aura peut-être pas été physique, mais il aura bien été présent. Dans les regards, les attentions, les sourires, les attitudes, l’amabilité, le verre offert, la sensibilité, les rapprochements… autant de non-dits si faciles à décrypter. On ne sourit pas de la même façon à un garçon dans un bar gay et dans un train ou dans la rue. Des dizaines de garçons différents réunis dans un lieu qui s’appelle The Blue Boy Club, ça fait rassembleur. C’est à dire que ça fait viril, mais pas trop.
Comment ne pas faire référence ici au caricatural et pourtant cultissime Blue Oyster Bar du film « Police Academy », qui est en fait un bar cuir ! C’est dans ce film, et justement dans ce bar cuir que se joue la scène de danse qui illustre à la perfection un tout autre aspect sexuel de la couleur bleue en milieu gay. Le jeune flic, tout de bleu vêtu, perdu dans un univers cuir comme une femme en robe rouge perdue dans une cabane de chantier pleines d’ouvriers.
Le bleu, c’est doux, c’est timoré, ça se laisse faire. Un peu comme les jeunes prostitués de « Blue Boy », un documentaire du réalisateur argentin Manuel Abramovitch, récemment primé à la Berlinale 2019, 69ème édition (Ours d’argent – prix du jury au court métrage).
Sept jeunes travailleurs du sexe interviewés sur leur « lieu de travail », là où ils attendent le client, le fameux Blue Boy Bar berlinois. De gentil minois dans des bars interdits aux mineurs, fleurs bleues offertes ou tarifées dans un bar à cul : n’est-ce pas là l’un des plus grands fantasmes de l’imaginaire gay ?
Pour finir, le bleu aime les gays
Le bleu est la couleur dominante de la combi hyper moulante de Superman.
Avec son mini short tout serré et ses collants jugés déjà en son temps comme bien trop sexy pour être honnête, Superman est appelé « l’homme d’acier ». Mais Superman mène une double vie ! Sa différence doit rester secrète. Le monde ne doit pas savoir que sous tout ce bleu fier, fort et musclé se cache un Clark Kent maladroit, rêveur et doux comme une fleur. Superman n’aurait pas le même impact en rose ! Je pourrais énumérer les combinaisons bleues ou les uniformes bleus qui pullulent dans l’érotisme gay.
Évoquer le moussaillon, le bleu de chantier ou le bleu du policier, mais je préfère terminer par le bleu du jean dénim qui, à mon avis, a fait passer l’homo-érotisme un cap au-dessus. Plus encore que l’homo-érotisme empreint de traditions drapées gréco-romaines à la mode des peintres du néoclassicisme du 19ème siècle. D’abord, le jean, c’est pas cher et c’est pratique, mais ça, tout le monde s’en fout !
Ce qui est important à retenir, c’est qu’il est souple et souvent élastique. Il épouse le corps, il le moule ! D’où tout son intérêt. Il tient au corps, même déboutonné. C’est le seul pantalon qui peut se porter avec des trous ! Il peut se porter sans sous-vêtements, à même la peau. Ça en fait des possibilités et des beaux mecs à regarder.
Même le PrEP est bleue ! Rose aurait choqué la communauté.
Enfin, pour la route, Brad Pitt :
vive le bleu !! … t’as écrit une dissertation très intéressante et exhaustive – à part que tu as oublié juste les Schtroumpfs si sexy avec leurs torses nus bleus 😉 … et qui vivent presque entre hommes exclusivement !!!
Bien vu ! C’est vrai.