Le rose et les gays, de la couleur de l’infamie à celle de la revendication sexuée
Rose : une étiquette commerciale
Les couleurs qui nous entourent forment notre conception du monde. Certains voient la vie en rose quand d’autres broient du noir ou se font des cheveux blancs. On est rouge de honte ou vert de rage. L’alcool nous grise, l’argent se blanchi et le travail peut être au noir. On rit jaune, on voit rouge, on a la main verte, on donne carte blanche. Au fil des siècles, notre matière grise collective n’a jamais été avare d’expressions colorées. Elle est espiègle, ses associations d’expressions et de couleurs sont aussi rigolotes qu’imagées. Malheureusement, cette bonne vieille matière grise collective, malicieuse, millénaire et inventive, rencontra un triste jour de modernité la toute jeune consommation de masse, une grande conne aussi irréfléchie que suiveuse, satisfaite de simplismes et invariablement premier degré. Le résultat fut marketing : le rose, c’est pour les filles et le bleu, c’est pour les garçons. Deux couleurs, une pour chacun. Message binaire et rentable, asséné tel un prêche par des générations de vendeurs et de vendeuses, tous convaincus de révéler le vrai à une populace devenue clientèle. Jusque-là (des siècles durant pour être honnête), la mortalité infantile était importante, les enfants travaillaient jeunes, le linge coûtait extrêmement cher et la très grande majorité des parents était successivement des gueux, des paysans, enfin des bras pour l’industrie. Les gens de peu se contentaient de haillons rapiécés, de frocs, de chemises de laine grossières et de guenilles ayant appartenu aux derniers morts de la famille. Le gris prédominait car commun, bon marché et pratique parce que toujours moche, neuf ou vieux, lavé ou pas !
Aux jupes roses à volants et aux chemises bleu-ciel cintrées, les sans-le-sou préféraient du linge épais et enveloppant pour leur nourrisson. Ils suivaient intuitivement à la lettre un principe ancestral aujourd’hui suranné : on n’habille pas un enfant pour qu’il soit à la mode mais pour qu’il survive. Aujourd’hui, les enfants vivent … pour le grand bonheur du marketing. Reste le rose et le bleu. Et les gays au milieu !
Rose : sous-couleur et vrai cliché
Pour comprendre le rose, certains diraient pour le combattre, il faut le connaître. Pour commencer, en peinture, le rose n’est pas une couleur primaire. Même pas une couleur secondaire. Le rose vient de l’orangé et du rouge pourpre. Ce sont deux couleurs tertiaires qui sont obtenues en mélangeant couleurs primaires et secondaires. Ajoutez du blanc pour désaturer comme on remplit de lait un verre de sirop à la fraise, et vous voilà devant toutes les nuances de rose à mesure que la fraise est noyée. Autant dire que le rose n’est qu’un mélange de mélange de mélange, noyé de blanc. Loin du rouge sang, du rouge fantasme des origines, tout ce qui pique est atténué, le vif est pastellisé, la passion est pasteurisée, ne subsistent que l’impression de rouge, une vague réminiscence, comme un arrière goût enrobé de nuageux, de cotonneux tendre et velouteux, vaporeux jusqu’à l’étouffement. Le rouge sexe est asphyxié par le rose bonbon. Éteint.
Voilà en quelques lignes la symbolique chromatique commerciale attribuée aux filles. Associée à la vulnérabilité, la nudité chaste et la sensualité timide, le rose s’incarne avec Barbie dès les années cinquante et dans des romans à l’eau de rose où les jeunes filles en fleurs se plongent depuis la nuit des temps. Le rose est la couleur clichée idéale de la femme soumise, de la jolie naïve et de la petite fille angélique. Il l’est donc aussi pour les gays puisque ce sont des femmelettes ou des fillettes.
Rose : couleur de la souffrance
« La lettre écarlate » de Nathaniel Hawthorne (1850) relate l’histoire d’Hester Prynne, une jeune femme vivant dans une communauté puritaine (aux États-Unis, au cas où vous douteriez). Accusée d’adultère, elle se voit condamnée à porter la lettre A sur la poitrine. L’objectif : que tous voient de loin la pécheresse qu’elle est, et que la lettre A bien en gros leur révèle d’un coup d’œil toute la lubricité de cette fornicatrice, sous ses airs de sainte qui trompait son monde. Épinglé dès les débuts du nazisme sur tout homosexuel envoyé au camps, le triangle rose avait les mêmes intentions. Traqués par le régime et déportés, le triangle rose permettait, un fois arrivé au camps, de faire ressortir ces sous-hommes des autres. Pour ces sodomites qui se font mettre comme des chiens, les nazis proposaient travaux pénibles, tortures dégradantes et expériences scientifiques innovantes.
La mort était souvent au rendez-vous mais après tout, on pique bien les chiens quand ils ne servent plus. Après d’innombrables horreurs subies par des gays pour amuser la galerie nazie avant de mourir, les survivants secourus se retrouvèrent seuls, se reconstruisant dans l’anonymat. Inimaginable à l’époque de s’étendre sur le sujet quand on sait la cause spécifique de sa déportation vers l’enfer. Le triangle rose, encore dans la tête. Il faudra attendre les année 70 et l’arrivée bruyante d’associations militantes LGBT pour que le rose soit récupéré et adopté comme une couleur symbole. En 1972, Heinz Heger, survivant des camps publie ses mémoires « Les hommes avec le triangle rose ». Ce qu’il y raconte est très éloigné du rose pastel, tendre et vaporeux des jeunes filles en fleurs plongée dans des romans. Le rose version gay y est synonyme de vindicte, de torture et de mort. Le rose y est la couleur des larmes.
Rose : couleur de l’affirmation
En 2004, le groupe canal + lance à grand renfort de publicité la première chaîne tv gay de l’histoire de l’audiovisuel français. La communication se fait en grandes pompes au palais de Chaillot avec 2500 people de tous les horizons. Du gratin télévisé, cinématographique, politique, et même sportif. Une marraine : l’inoxydable Line Renaud. Et un président : Pascal Houzelot.
Le même qui avait déclaré la veille du lancement que s’il « n’avait pas été gay, il serait devenu un bourgeois de droite classique ». Coup de bol, donc ! Le slogan pour la promo n’est pas ce qui se fait de mieux : « La liberté, ça ce regarde ». Mais tout l’intérêt de l’événement est ailleurs, dans le nom de la chaîne : Pink Tv. La soirée est également en partie dédiée aux homosexuels déportés dans les camps de concentration nazis. Le triangle rose, symbole de la stigmatisation. Et le clou de la soirée, Elton John sur grand écran souhaitant bon vent à la nouvelle chaîne en fredonnant quelques paroles de… « La vie en rose ». Une couleur gaie et triste à la fois, réappropriée et devenue la couleur de l’affirmation de soi.
Une décennie plus tôt, le 1er décembre 1993, Act up couvrait l’obélisque d’un gigantesque préservatif rose bonbon. Un rose qui pète et qu’on voit de loin. Un rose flashy qui n’est pas celui des midinettes et des romances acidulées façon Barbara Cartland. Un rose qui se montre.
Un rose homosexuel qui exige l’attention. Un rose qui parle sida et sexualité gay sans détour, associé à un slogan simple, brut et franc : silence = mort. Le rose d’Act up n’est pas le rose Barbie. Avec le triangle rose inversé comme logo, l’association revendique un héritage douloureux, le met en avant et place l’homosexuel citoyen dans le jeu politique. Le rose est devenu militant.
Rose : couleur d’un art gay
En 1971, le plasticien James Bidgood réalise Pink Narcissus. Narcisse d’un côté, le rose de l’autre. Cela semble aujourd’hui évident, il fallait pourtant y penser.
Avec un budget riquiqui de 27000 dollars, entièrement tourné dans son petit appartement New Yorkais de Hell’s Kitchen et en format amateur Super 8 sur une durée de sept ans, le film peut être considéré comme fait maison.
Réalisation, scénario, direction photo, costumes et maquillage sont de James Bidgood, qui est également producteur.
Plusieurs casquettes nullement synonymes de plusieurs salaires. Une intrigue aussi épaisse qu’une bulle de savon : un gigolo en attente de clients rêve de mondes dont il est le personnage central. Le résultat : un imaginaire sucré, de l’érotisme flamboyant et toute une palette de tons roses servant d’écrin à la plus affriolante des friandises, Bobby Kendall.
Un bonbon tout en rose qui donne envie de goûter et invite à des sucreries bien plus stimulantes aux goûts des gays que les chamallows roses ou les fraises tagada. Tour à tour Matador ou esclave Romain, les fantasmes du personnage sont autant de propositions de jeux sexuels où les décors excentriques virent au kitch. Le rose se mêle à l’underground comme à l’antiquité sublimée ou aux pissotières.
L’œuvre de Bidgood est souvent considérée comme un chaînon essentiel de l’art gay. Peut être est-ce le chaînon qui transforma le rose tapette en rose gay ? Un rose sexué et chatoyant qui allait inspirer les photographes Pierre et Gilles ou encore David Lachapelle.
Artistes qui allaient faire du kitch tout un Art, et du rose une couleur emblématique, hautement ambiguë, située quelque part entre l’excentricité, l’innocence et le soft trash. Un rose résolument gay.
Je viens de fini le livre : « Rouge, histoire d’une couleur » de l’historien Michel Pastoureau.
Ton article pourrait bien s’y insérer d’autant que l’auteur a oublié de traiter ce sujet.
Bonjour, justement en faisant mes recherches sur le rose, je suis tombé sur des informations sur ses livres. Je pense me commander le livre sur la couleur bleu. Merci pour l’info. A bientôt