Comment passer d’obscur peintre à l’incarnation de l’hyper-réalisme gay


Une consécration post-mortem

 

Commençons par une question. Pourquoi certains artistes deviennent célèbres de leur vivant quand d’autres ne le deviennent qu’après leurs mort ? Si je pose cette interrogation, c’est parce que j’ai un nom d’artiste derrière la tête : le peintre Jacques Sultana, disparu dans un anonymat assourdissant en juillet 2012. Ce même obscur Jacques Sultana qui pourtant fera l’objet d’une exposition organisée en grandes pompes dix ans plus tard à la Galerie du Passage à Paris par le galeriste Pierre Passebon.

 

 

 

 

Pour comprendre ma candide perplexité, il me faudrait peut-être passer par une petite explication. La Galerie du Passage, qu’est-ce ? Et bien déjà, ce n’est pas un café associatif d’artistes sans le sous planqué au fond d’une cour d’immeuble à la goutte d’or dans le 18ème arrondissement.

 

 

 

Il s’agit d’une galerie en bonne et due forme qui se trouve dans le 1er arrondissement de Paris. Maintenant, le 1er arrondissement : Où est-ce ? Disons que, une fois à Paris, par exemple n’importe où, vous demandez votre chemin vers ce gros truc qu’est l’imposant et mondialement connu Musée du Louvre, on vous orientera au cœur de cet arrondissement numéro 1. Cet arrondissement où la moindre chambre de bonne coûte une blinde. 

 

 

 

La Galerie du Passage se situe juste derrière l’illustre musée, dans la galerie commerçante Véro-Dodat qui est un passage couvert remontant à 1826. Une artère privée à la décoration néo-classique et au dallage de marbre inscrite au titre des monuments historiques depuis 1965.

 

 

Évidement, comme pour chaque exposition, où qu’elle se tienne, le vernissage proposait petits fours et collation pour les invités. Parmi eux, Amanda Lear, Arielle Dombasle, Henry-Jean Servat, Thomas Doustaly, Laurent Dassault… pour n’en citer que quelques-uns.

 

 

 

Tout en vous permettant ainsi d’avoir un aperçu de qui est Pierre Passebon, sans passer par la case Wikipédia. Vous me trouvez mauvaise langue. Peut-être ! Où alors c’est juste le fait de savoir que Sultana est mort précisément dans une chambre de bonne dans un arrondissement voisin.

 

 

 

 

Je me dis qu’il aurait sûrement aimé venir et apprécier de voir tous ces gens admirer ces œuvres. Dommage seulement qu’il n’était plus vie en quelque sorte.

 

 

Jacques Sultana, un peintre inconnu

Mais revenons à ma question de départ : pourquoi certains artistes ne deviennent célèbres qu’après leur mort ? Voici quelques raisons possibles. D’abord une réception publique lente. Parfois, les idées novatrices d’un artiste peuvent choquer ou perturber le public de l’époque, qui n’est pas prêt à accepter des concepts nouveaux ou inhabituels.

 

 

Il est assez difficile de souscrire à cette hypothèse pour qui connaît le travail de Pierre et Gilles, le célèbre couple d’artistes plasticiens qui connut la célébrité dès les années 80 en mêlant photographie et peinture, et dont l’homoérotisme des œuvres sautaient déjà aux yeux, mêmes profanes.

 

 

Le passage du temps pourrait alors être une seconde hypothèse, comme pour le travail photographique de l’américain Bob Mizer. Lui qui purgea une peine de neuf mois de prison dès 1947 pour une série de photographies en noir et blanc de jeunes bodybuilders en string à une époque où la représentation érotique de la nudité masculine était illégale.

 

 

 

De son vivant, les clichés pris pour illustrer son magazine Physique Pictural l’ont rendu célèbre dans le milieu gay mais c’est seulement des années après sa mort que ces mêmes clichés deviendrons objets artistiques de conservation pour diverses institutions éducatives et culturelles dans le monde entier. Aujourd’hui, elles peuvent être trouvées dans des livres, des galeries et des collections d’art privées, ou bien officiellement présentées en grande pompe, comme en 2014, à la Washington Square East Gallery de l’Université de New York. Bob Mizer aurait sûrement apprécié. Dommage qu’il ne fut plus des nôtre lui non plus finalement.

 

 

Pour en revenir à Jacques Sultana, décédé en 2012, il est bien difficile là encore de souscrire à l’idée qu’il était en avance sur son temps, ou que l’époque proscrivait toute forme d’érotisme ou de nudité masculine. Reste une dernière hypothèse, l’artiste isolé.

 

Jacques Sultana, un peintre sans réseau

 

 

L’art est souvent influencé par des facteurs sociaux et économiques dit-on. Sultana est né dans un milieu bourgeois en 1938, il était le fils d’un juge au tribunal de commerce à Carcassonne. Ce même père qui le chassera du domicile familial en 1960 quand il découvrit l’homosexualité de son fils. C’est donc un jeune homme de 22 ans fauché et isolé qui monte sur Paris en 1960 pour s’installer dans un petit appartement du 16ème qui lui servira de lieu de vie comme d’atelier.

 

 

 

 

 

Pour vivre, il sera d’abord professeur d’art plastique puis illustrateur publicitaire pour différentes grandes marques. C’est à la fin de la cinquantaine qu’il se met à privilégier la peinture, et la retraite aidant, il finit par s’y consacrer exclusivement. Ses moyens sont limités. Pas d’atelier de peintre lumineux avec grandes baies vitrées donnant sur la rue des Abbesses, ni d’espace large et propice à toute sorte de mise en scène.

 

 

 

 

Sultana reçoit ses jeunes modèles chez lui. Ils posent debout, près de la fenêtre, sous la douche, assis au bord du lit ou encore allongés. Sultana prend des photos qu’il reproduit ensuite à l’huile sur toile. De l’hyper-réalisme qui consiste à reproduire avec illusionnisme le réel. Cela demande un grand savoir-faire et une géométrie rigoureuse. Une virtuosité technique qui ne s’acquiert qu’au fil des ans.

 

 

 

 

Chez Sultana, toute cette précision technique donne au spectateur l’impression d’être un voyeur. Mais le sublime réside dans l’homo-érotisme tranquille qui se dégage de chaque composition. Les corps, habillés ou nus, s’offrent au regard avec une masculinité frontale. Que le ou les modèles soient peints en décors extérieur, comme on observerait de loin et à la dérobé de solides gaillards en short le dos tourné, ou que le personnage vous soit imposé plein cadre, les yeux fixes, avec cette ambiguïté du regard du modèle qui regarde le peintre le regardant, tout chez Sultana n’est que sensualité et beauté idéalisée.

 

 

 

 

Pas de regard ambigus cependant, aucune pose lascive. Chaque modèle présente une sérénité et une simplicité heureuse. Les corps sont présentés naturellement. Cette fluidité est mise en valeur par un esthétisme soigné. C’est à dire, pas de contrastes violents et une gamme de couleurs volontairement limitée. Notamment cette teinte mordorée qui imprègne beaucoup de ses tableaux.

 

 

« Je découvris le travail de Jacques, lorsqu’un collectionneur sollicita mon expertise. Troublé par l’hyperréalisme de sa peinture, il craignait une supercherie technique proche de la photographie retouchée. 

 

 

 

 

Après l’ascension des sept étages, j’entrai dans l’univers du peintre : une accumulation de portraits d’hommes. Chaque mur en était recouvert, des piles s’accumulaient sur le sol moquetté de rouge. (…) »

Pierre Passebon

(extrait du livre Jacques Sultana, ed. Pierre Passebon, 2022)

 

 

 

« Je peins ce que j’aime voir et toucher. Je ne raconte pas, je montre des instants de grâce tirés du quotidien, des situations que j’ai vécues. Point d’émotions ou de pensées extraordinaires, juste le bien être d’exister et d’aimer.

 

 

 

Rien ne se passe dans mes tableaux : Tout se passe avant ou après. […] Pas d’anecdotes ou de détails pittoresques, pas de gesticulations véhémentes, juste quelques sourires. »

Jacques Sultana

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