Quand l’homosexualité rapproche des hommes de milieux différents
Mr Proust et son chauffeur
L’histoire pourrait avoir le titre d’un bouquin de la collection Harlequin version gay : « Le dandy et son chauffeur ». Ou pour attirer le chaland gay peu porté sur la littérature rose bonbon, titrons-la plutôt : « Le chauffeur avait des yeux de braise ». L’histoire en question est celle de Marcel Proust. Nous sommes en 1907, l’écrivain a 36 ans, il n’est pas encore célèbre. Il rencontre Alfred Agostinelli, 19 ans. Un modeste jeune chauffeur originaire de Monaco qui travaille à Cabourg. Tout ce fameux été durant, le jeune homme fera visiter la Normandie à son riche client, sans probablement se douter qu’il était lui-même le principal intérêt et le plus beau point de vue de toutes ces escapades normandes le long de la Côte fleurie. Assis à ses côtés, Proust contemplait le paysage et tombait follement amoureux.
Neuf ans plus tard, en 1913, Agostinelli perd son emploi. Se rappelant cette chaude camaraderie que lui avait montré son ancien client fortuné, il sollicite une place de chauffeur à Proust. Aussitôt, ce dernier l’embauche comme … secrétaire particulier. Aussitôt, Agostinelli … et sa toute jeune épouse, s’installent chez l’écrivain.
Nul ne saura réellement ce qu’espérait Proust d’un tel emménagement sous son toit, ni si les compétences en dactylographie du jeune homme suffisaient à combler ses attentes.
Toujours est-il que le jeune homme s’enfuit pour Monaco en décembre de la même année, avec femme et bagages. Une envie subite de l’ex-conducteur de taxi de devenir pilote d’aéroplane. Deux activités au lien évident, mais toutes deux assez éloignées de la dactylographie.
Prêt à faire n’importe quoi pour qu’il revienne, Proust offrira tout. Même de lui acheter son propre aéroplane. Tous ses efforts seront vains. Le 30 mai 1914, près d’Antibes, le beau chauffeur s’envole seul sur un monoplan. Il tente un virage sur la baie des anges, l’aile droite de son avion touche l’eau et son appareil se précipite dans la mer sous les yeux horrifiés de sa jeune épouse, venue l’admirer. L’appareil sombre juste après, entraînant Alfred et ses yeux de braise par le fond. Marcel Proust est anéanti. Il écrira à un ami : « Un être que j’aimais profondément est mort à 26 ans ».
Le hic, car il y a un hic, est qu’il n’a jamais été confirmé ni prouvé que cet amour profond eut été un jour réciproque. Bien au contraire. L’histoire semble davantage celle d’un amour transi jamais payé de retour, et de larmes passionnées versées pour un bellâtre qui, au moment fatidique, a dû voir le film de sa vie défiler. Il a du y voir sa famille, ses amis, ses voitures, son aéroplane, sa femme, peut-être même son chien, s’il en avait un. Pour ce qui est d’y voir Marcel Proust, je vous laisse juge.
Albertine, la prisonnière
Quelques années plus tard, apparaît le personnage de la jeune Albertine dans la publication du tome 2 de « À la recherche du temps perdu ». Elle est intelligente, impertinente, sportive. Et belle, c’est évident. Elle est l’une des « jeunes filles en fleurs » rencontrées par le narrateur dans la station balnéaire imaginaire de Balbec, en Normandie. Mais c’est une orpheline également. Une jolie fille sans le sous élevée par sa tante dans la bourgeoisie locale. Une chic fille vive à la sexualité ambiguë, à l’allure populaire, au parlé familier et qui n’a que son charme à offrir. Ou ses charmes, comme vous le voudrez.
Le narrateur, oisif, plan-plan et issu du beau monde fortuné, en tombe fou amoureux. Une irrésistible et puissante attirance. Comme pour un beau papillon ou un joli vase. Une relation s’engage au fil des années et des séjours estivaux. Une relation faite de hauts et de bas, de promesses, de mensonges, de jalousies, de dépendances, de tromperies, de ruptures, de réconciliations fiévreuses … et d’excursions en auto autour de Balbec … où ils s’abandonnent à la passion.
N’y tenant plus, le narrateur n’a qu’une idée en tête : ramener le joli vase à Paris et l’installer chez lui, dans ses murs, au milieu de ses meubles. Enfin plutôt les meubles de ses parents, qui possèdent le très luxueux appartement. « La jeune fille en fleurs » devient alors « La prisonnière », titre du cinquième tome de « À la recherche du temps perdu ». Dans sa toute nouvelle cage parisienne, le papillon est choyé, idolâtré, approprié, surveillé, entretenu, et surtout, redevable.
Albertine, la fugitive
« Mademoiselle Albertine est partie ! ». C’est sur ses mots de Françoise, la servante du narrateur, que s’ouvre le sixième tome. Un tome très justement nommé : « Albertine disparue ». Une disparition qui provoque choc et stupéfaction, ainsi qu’une subite prise de conscience de la vacuité du sentiment de possession. On peut souhaiter des semaines durant se débarrasser d’un beau vase devenu encombrant, même envisager en rêve un accident fortuit où il viendrait à se briser.
Mais que le beau vase se fasse la malle tout seul et vous voilà dans une situation où c’est tout votre positionnement flatteur dans la relation soumission-domination que la disparation fusille d’une rafale. Restent vos yeux pour pleurer, même s’ils ne sont pas de braise. Le titre original du tome était « La fugitive ». Un titre bien plus parlant. La vie confortable et les toilettes élégantes n’ont pas retenu le papillon. Cette fuite provoque l’hystérie du narrateur. Tout faire pour la retrouver et la ramener à Paris est son unique constat. L’histoire se termine mal. Albertine meurt, loin de Paris !
Elle meurt subitement, suite à une chute de cheval. Pire. Elle meurt alors que, d’après le narrateur, elle venait juste de se rendre compte de toute la profondeur de son amour pour lui. Ce narrateur survivant et unique raconteur auprès duquel elle s’était justement décidée à revenir vivre jusqu’à la fin des temps. Elle comptait sûrement partir juste après la séance de cheval, j’imagine.
Toutes ressemblances entre Albertine Simonnet et un certain Alfred Agostinelli sont… …je vous laisse écrire votre propre suite. Pour ce qui est de la différence principale entre les deux, elle tient à se que l’on appelle La Littérature et l’Art de l’Imagination.
La mixité sociale
Si les rumeurs d’une liaison entre Proust et son secrétaire font toujours l’objet de controverses, cette histoire révèle surtout ce que le désir homosexuel a de tout temps permis : rapprocher des hommes appartenant à des milieux sociaux très différents.
Du banquier et son chauffeur à l’écrivain et son assistant voire le monarque et son valet, autant d’histoires qui feraient de beaux sujets pour une émission de Stéphane Bern, avec tout le style empesé et sirupeux bien comme il faut. Des liens amoureux ou purement sexuels où la position sociale de l’un cadenasse la dépendance financière de l’autre.
Mais aussi où les charmes, voire la jeunesse robuste et modeste du second suscitent la dépendance charnelle du premier et garantissent l’accès à un confort social jusque-là hors de portée.
Des relations faites de faveurs et de compromis qui furent souvent des échecs (voir Proust) mais qui donnèrent parfois des relations qui furent de belles réussites. Je vous propose pour illustrer mon propos ces quelques exemples.
Christopher Isherwood et Donald Bachardy
Isherwood est issu d’une riche famille anglaise, il a étudié à Cambridge et à Oxford. Grand amoureux des lettres, il publie sa première nouvelle en 1928. Un an plus tard, il s’installe à Berlin où il vit pleinement son homosexualité.
Une vie berlinoise pleine de garçons, de fêtes et de mondanités jusqu’à son départ contraint par l’arrivée d’Hitler en 1933. De ces folles années, il écrira « The Berlin Stories ». Un recueil de nouvelles qui sera adapté en comédie musicale à Broadway en 1966, puis au grand écran avec le célèbre film « Cabaret » de 1972, avec Liza Minelli. Vingt ans après ses errances berlinoises, en 1953, Christopher Isherwood a 48 ans. Il vit désormais à Hollywood où il écrit des scénarios.
Devenu un auteur établi et un écrivain reconnu, il est aussi un grand habitué des soirées hollywoodiennes. On peut dire sans caricaturer qu’entre Berlin et Hollywood, en passant par Vienne, Paris et Londres, Isherwood vit dans une bulle, bien au dessus du commun des simples gens.
Cette même année, Donald Bachardy a 18 ans. Il en paraît 15. Sans diplôme universitaire, il travaille comme vendeur dans une épicerie. Il est fils de mécanicien et d’une mère au foyer. Ses passe-temps révèlent deux aspects de sa personnalité.
C’est un passionné de cinéma qui court les premières pour apercevoir des stars. Il collectionne les photos d’actrices et utilise des cahiers pour conserver ses précieux autographes et faire divers collages. Le deuxième est la plage gay de Santa Monica, où il se rend en petite tenue. De leur rencontre sur cette fameuse plage, Isherwood se rappellera du maillot du jeune homme comme d’ « un véritable appel au viol ». Tous les éléments d’un plan cul sans lendemain étaient réunis. Leurs histoire durera pourtant 30 ans !
Edward Carpenter and George Merill
Sorti d’un bidonville de Sheffield et sans éducation, George Merrill est issu d’une famille de neuf enfants mais il est le seul à se dévouer entièrement à sa maman. Il aime coudre, assembler des morceaux de tissus pour en faire des couettes et des dessus-de-lits mais également faire des robes et des chemises pour les poupées. C’est par la couture qu’il entrera dans le monde du travail et gagnera ses premiers sous. C’est aussi par son amour du rangement et de la vie domestique qu’il enchaînera les petits boulots mal payés. Tour à tour homme de ménage, domestique ou responsable de l’entretien des machines à l’usine, George Merrill tient davantage de la fée du logis que de l’ouvrier.
C’est dans un train, en 1891 que le poète et philosophe Edward Carpenter fait sa connaissance. Il a 47 ans, George Merrill en a 25. Leur histoire durera 37 ans.
Dans un manuscrit vieux de presque 100 ans, jamais publié et sobrement intitulé « George Merrill, a true history and study of psychology », Carpenter raconte son compagnon, leur rencontre, leurs débuts dans le secret et leur longue vie commune. C’est une longue lettre pleine d’anecdotes sur George Merrill, sur ses centres d’intérêts, ses goûts artistiques et son côté féminin. Le point d’orgue du document raconte avec force détails le jour où George est venu vivre avec Edward Carpenter sous le même toit. C’était le 2 février 1898, en début d’après-midi. Le poète et philosophe se souvient même qu’il pleuvait et qu’il s’était donné du mal pour maintenir le feu dans la cheminée toute la matinée.
Karl Lagerfeld et Baptiste Giabiconi
Pour finir, à la mort du légendaire couturier et à la surprise générale, le jeune mannequin Baptiste Giabiconi se retrouve au premier rang sur la liste des héritiers. Un héritage de plusieurs millions d’euros. L’histoire fait encore les choux gras de la presse people.
Critiqué de toute part, voire même traité de pute, Giabiconi rétorquera avec bon sens : « Est-ce qu’on laisse une partie d’héritage à une pute ? ». De son côté, et de son vivant, Lagarfeld parlait plutôt du jeune homme comme de sa muse. Tout est dit.
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