Le meurtre sordide d’un jeune gay américain de 21 ans et ses conséquences
L’attaque
Petit rappel de l’enchaînement tragique des faits. Dans la soirée d’un mardi aussi banal que chiant dans un îlot citadin en pleine zone rurale du Wyoming, le mardi 6 octobre 1998 pour être exact, Matthew Shepard est abordé par Aaron McKinney et Russell Henderson dans un bar du centre ville de Laramie.
Laramie est une ville universitaire mignonnette de 30 000 âmes au nord-est des États Unis, elle est réputée comme étant « the place to be » pour les retraités. À défaut d’être branchée, au moins la ville est réputée « safe ». Ce qui n’est pas rien, pour les américains. Les trois jeunes gens sont du même âge, à peine plus de 20 ans.
McKinney et Henderson se proposent de ramener Shepard chez lui. Ce dernier accepte et monte en camion avec eux, mais les deux jeunes hommes l’emmènent en fait dans un lieu isolé en pleine campagne. Sur place, il l’attache à une clôture en bois avec du fil de fer. Il le vole, le torture et le roue de coups de crosse de 357 Magnum avant de l’abandonner là, quasi mort, par des températures proches du point de congélation.
McKinney et Henderson retournent ensuite en ville pour terminer leur soirée, qui s’est soldée par une bagarre avec deux autres jeunes, suivie d’une intervention de la police et d’un petit tour au commissariat. Une soirée de mardi chiante où on trompe l’ennui comme on peut, en quelque sorte ! Surtout lorsqu’on n’est pas un retraité.
Le lendemain, toujours attaché à la clôture, Matthew Shepard est dans le coma depuis dix-huit heures lorsqu’il est découvert par un cycliste qui l’avait d’abord pris pour un épouvantail aux abords d’un champs. Le rapport de police explique que le jeune homme avait été si brutalement battu que son visage était complètement couvert de sang. Devant l’urgence, Shepard est transporté à l’hôpital Ivinson Memorial de Laramie avant d’être aussitôt transféré dans le service de traumatologie plus avancé de l’hôpital Poudre Valley à Fort Collins, dans le Colorado.
Le jeune homme respire encore mais difficilement. Il a subi des fractures à l’arrière du crâne et de graves lésions cérébrales qui ont affecté la capacité de son corps à réguler sa fréquence cardiaque, sa température corporelle et d’autres fonctions vitales.
Il a une douzaine de lacérations autour de la tête, du visage et du cou. Ses blessures sont très graves. Trop graves pour être opérées selon les médecins qui le place en soins intensifs et sous assistance respiratoire. Au même moment, la nouvelle du drame se répand dans les médias et des veillées s’organisent dans la ville, puis dans tous les États-Unis. Malheureusement Matthew Shepard ne reprendra jamais connaissance. Il est déclaré mort à 00 h 53 le 12 octobre 1998, six jours de calvaire après l’attaque.
L’homophobie comme circonstance atténuante
McKinney et Henderson avaient été arrêtés peu de temps après la découverte de Shepard. Initialement accusés de tentative de meurtre, d’enlèvement et de vol aggravé, les charges passent à meurtre au premier degré aussitôt la mort de Shepard annoncée. Pour le procureur en charge de l’affaire, le meurtre est même prémédité puisqu’il est motivé par la cupidité.
Ce qui signifie que les deux accusés sont désormais passibles de la peine de mort. Leurs petites amies respectives, qui leur avaient fourni de faux alibis pour le soir de l’attaque, se retrouvent elles-aussi dans le viseur de la justice.
Et l’homophobie dans tout ça, me direz-vous ? En fait, tout commence lorsque d’un côté, Russell Henderson, plaide coupable aux accusations de meurtre et d’enlèvement afin d’éviter le procès. Pour éviter la peine de mort qui va avec, il accepte de témoigner contre son ancien pote McKinney. Il sera finalement condamné à deux peines consécutives de prison à perpétuité (les régals de la justice à l’américaine). De l’autre côté, Aaron McKinney, désormais seul, a la même idée en tête, à savoir éviter l’injection létale !
Dès l’audience préalable à son procès, McKinney avait déclaré que lui et Henderson avaient identifié Shepard comme une cible de vol potentielle un peu efféminée et que tous les deux avaient prétendu être gay pour l’attirer dans leur camion. Mais c’est uniquement lorsque Shepard s’est cru permis de lui mettre la main au « paquet » qu’il l’aurait attaqué, le geste l’ayant violemment et hystériquement déstabilisé.
Pour faire court, ce serait finalement la faute de Matthew Shepard et de sa main baladeuse si celui-ci s’est fait attaqué ! Une trouvaille fortement inspirée par la petite amie de McKinney. Elle avait d’ailleurs déclaré à la police que son petit ami avait été motivé par des sentiments anti-homosexuels.
Elle se rétractera plus tard en déclarant qu’à l’époque, elle s’était dit naïvement qu’une telle version des faits pourrait efficacement aider son petit copain pour son procès. Une gentille fille donc.
Le gentil témoignage de la copine et la peur de la piquouse de McKinney feront germer dans l’esprit de l’avocat de la défense l’idée d’utiliser ce que la justice américaine appelle la Gay Panic Defense, une spécialité exclusivement anglo-saxonne. La Gay Panic Defense est une stratégie tout à fait légale et toujours en vigueur dans 48 États.
Ce mode de défense explique la violence d’un accusé par une folie temporaire liée à des avances sexuelles d’une personne du même sexe. Cette défense ne permet pas d’absoudre le criminel, mais bien appliquée, elle permet de réduire la sentence. Pour faire simple, l’homophobie d’Aaron McKinney est ici une circonstance atténuante du meurtre de Matthew Shepard. Ce dernier étant responsable de son attaque à cause de son homosexualité tapageuse, puis d’avoir provoquer son propre meurtre à coups de mains baladeuses et d’attirance vicieuse pour l’un des deux inculpés, quand celui-ci ne voulait que le kidnapper pour le voler en ce faisant passer pour un Gay. Bienvenue aux States !
Au final, McKinney échappera à l’injection. Non pas grâce à la Gay Panic Defense puisque cette défense sera rejetée par le juge, mais par la grâce du jury, qui a déclaré McKinney coupable du meurtre mais n’a pas reconnu la préméditation. Au moment de la délibération sur la peine de mort, les parents de Shepard ont négocié un accord qui a permis à McKinney de recevoir deux peines consécutives d’emprisonnement à perpétuité lui aussi. Sans possibilité de libération conditionnelle, sinon ce ne serait pas drôle.
L’onde de choc
L’attaque est devenue une cause célèbre aux États-Unis, elle a précipité une réaction nationale contre la culture virile du cow-boy macho et a provoqué une prise de conscience brutale, et implacable, de la tolérance tacite de l’homophobie dans une partie de la société américaine.
Des politiciens et des célébrités se sont rapidement engagés à soutenir et à financer la lutte contre les crimes haineux et homophobes.
Les parents de Shepard sont devenus militants pour les droits des homosexuels. Judy et Dennis Shepard dirigent désormais la Matthew Shepard Foundation, qui finance des programmes éducatifs et une communauté en ligne pour les adolescents afin de discuter des questions d’orientation sexuelle et de genre.
Il y a eu aussi de nombreux documentaires, des livres et des films. Il y a eu la création de la pièce « The Laramie Project » de Moisés Kaufman en 2000, qui a fait une tournée aux États-Unis et dans de nombreux autres pays. C’est une pièce qui raconte l’histoire de Matthew Shepard et qui encourage des campagnes contre le sectarisme.
Mais l’affaire fut surtout un tournant pour l’activisme LGBTQ américain.
Certes, les militants ont organisé des manifestations et des veillées à travers tous les États-Unis. Une façon toujours émouvante de faire communauté autour d’un drame. De canaliser les tristesses. Matthew Shepard a donc eu droit à ses rassemblements, à ses bougies déposées en forme de cœur, à ses ours en peluche, ses fleurs et ses chansons a capella.
Mais avant tout, les militants étaient particulièrement abasourdis et en colère par le fait que McKinney ait pu allégué que Shepard lui avait fait des avances et donc proposer à la cour une «défense panique homosexuelle».
Une défense désormais à combattre de toute urgence et par tous les moyens. Une défense qui, hélas, est aujourd’hui encore toujours légale dans la plupart des États. Une défense qui remonte en fait à 1920, lorsque le psychiatre américain Edward J.Kempf invente le concept de « panique homosexuelle » responsable de provoquer chez le sujet « infecté » de brusques « envies homosexuelles » (le sujet en question étant souvent un individu homosexuel refoulé – enfin à ce que j’en ai compris !). Je vous laisse juge de la définition de cette condition diagnostique.
Condition diagnostique admise tout de même jusqu’en 1973 par l’American Psychiatric Association et qui précéda l’invention du diagnostic innovant de « défense panique homosexuelle ». Un diagnostic qui se manifeste subitement par une perte temporaire de la maîtrise de soi. Enfin juste le temps du meurtre, pas plus ! Comme quoi les psychiatres n’ont pas toujours été nos amis !
Le livre qui casse le mythe
En 2013, le journaliste d’investigation ouvertement Gay Stephen Jimenez publie le fruit de 13 ans d’interviews et d’enquête dans un livre appelé : The Book of Matt: Hidden Truths about the Murder of Matthew Shepard.
Chacun appréciera à sa façon les références évangéliques du titre mais la polémique à la sortie du bouquin viendra surtout des conclusions que Jimenez tire de toute cette affaire. Pour lui, le drame de Matthew Shepard commence bien avant ce mardi 6 octobre fatal. Le jeune étudiant était accro à la méthamphétamines.
Il vendait de la méthamphétamine en cristaux et il avait commencé à toucher à l’héroïne. Il avait également pris des risques sexuels importants et était séropositif au moment de son décès.
Jimenez révèle que le jeune homme s’était même parfois prostitué contre des doses ou de l’argent …aux côtés d’Aaron McKinney, l’un de ses meurtriers, avec lequel il avait d’ailleurs eu des relations sexuelles occasionnelles. Sa mort ne serait que la finalité tragique d’une histoire de drogue et d’argent entre jeunes paumés du Wyoming dont l’homosexualité de la victime et les tendances bisexuelles du ou des meurtriers ne seraient que purement circonstancielles. D’ailleurs l’avocat de Henderson a toujours déclaré que les deux hommes voulaient voler Shepard et que si le meurtre avait été motivé par la cupidité et la violence, l’orientation sexuelle de Shepard n’avait rien à voir là dedans !
Cette nouvelle théorie a, vous vous en doutez, suscité colère et stupéfaction. Jimenez a été accusé d’être un révisionniste. L’ennui, c’est que Jimenez n’est pas n’importe qui.
Homosexuel fier et militant depuis les années 1970. Il a participé à la première marche nationale à Washington pour les droits des lesbiennes et des homosexuels en 1979. Il a été récompensé pour son travail de journalisme et de reportage, il a travaillé pour la chaîne américaine ABC comme pour le tabloïd « New York post » ou le magazine gay « Out ». Bref, s’il n’est pas le journaliste du siècle, ce n’est pas non plus un illuminé. À ses dires, quand il a commencé à travaillé sur l’affaire, il était lui-même convaincu que Matthew Shepard était mort aux mains d’homophobes, mais il a vite découvert que le véritable jeune homme ne correspondait pas tout à fait à l’affiche parfaite mise en avant pour le mouvement des droits des homosexuels. La polémique est lancée.
Les symboles, pour finir
Qu’en est-il aujourd’hui de Laramie, la ville. Et bien, non seulement le meurtre a changé son image bucolique pour longtemps, mais il a également changé l’image de tout le Wyoming dans son ensemble.
L’État était connu et célébré jusque-là comme l’Equality State, un surnom glorieux et clinquant datant de 1869, à la grande époque du Wild West et de la chasse aux bisons. L’État avait été en effet le premier du pays à promulguer le droit de vote des femmes. De quoi faire du Wyoming un État de légende, progressiste même !
À présent, il partage avec quatre autres États (Arkansas, Géorgie, Indiana et Caroline du Sud) l’originalité de n’avoir aucune loi concernant les crimes motivés par l’orientation sexuelle de la victime.
Une spécificité difficile à mettre en avant sur des tasses commémoratives ou des cartes postales colorées pour les vendre dans l’un des innombrables souvenirs shops des grands parcs et autres grands espaces verdoyants du coin.
Ajoutez-y le meurtre de Matthew Shepard et le succès de la pièce The Laramie Project, devenu un film en 2002, et vous aurez une idée du malaise.
Finalement, et après de longues querelles au Congrès, le président Obama signe le Matthew Shepard Act en 2009, une loi qui définit certaines attaques motivées par l’identité de la victime comme des crimes haineux. Un grand pas en avant.
Reste Matthew Shepard. Un jeune homme de la classe moyenne américaine standard, fluet (57 kg), de petite taille (1m 57) et chétif car pas trop sportif. Un étudiant en science politique de 21 ans, blanc, blond aux yeux bleus et assez joli garçon.
De mauvaises langues diraient que son histoire n’aurait pas fait autant de bruit s’il avait été noir, obèse et employé de supermarché. D’autres, dont Jimenez, s’empresseraient de rappeler que son meurtre était d’abord une histoire de drogue et de camés en manque.
Qu’importe, une question demeure. L’idée de l’enlever pour le voler aurait-elle parue aussi évidente et sans risque dans la tête de ses agresseurs et meurtriers si Shepard avait été un gaillard bagarreur ? Sans parler du système de défense proposée à la cour par l’avocat de McKinney.
Il est naturel et facile de penser que personne ne mérite de finir comme ça, gay ou pas !
Malheureusement, c’est justement parce qu’il ne faisait pas le poids et qu’il faisait vulnérable, qu’il a été « choisi ». Or nombre de gay de 21 ans ressemblent à ça. Le symbole Matthew Shepard est simple. Derrière son meurtre se cache l’idée, au combien millénaire et mondiale, que l’agression d’un gay freluquet est peu de chose puisque la victime elle-même, au fond, ne vaut pas grand chose !
une histoire bien sordide et des gay ou bisexuel bien sordides aussi… comme quoi, la valeur des individus ne dépend pas de leur orientation sexuelle
J’ai bien aimé les photos.
Ça fait plaisir d’en voir deux (et même trois) dans un costume orange.
C’est vrai que le costume orange leur va très bien. Ils le porteront d’ailleurs longtemps