Tout commence en décembre 1953. En fait, plutôt durant l’année qui précède, en 1952. Dans son Chicago natal, Hugh Hefner n’est encore qu’un jeune diplômé en psycho qui vient de démissionner de son poste de rédacteur pour le magazine Esquire. Il a 27 ans et il vient d’une famille protestante méthodiste. Autant dire qu’il vient d’une famille typique de l’Amérique blanche des années cinquante. Une Amérique patriote un peu cul-cul et toute coincée.
Mais c’est une Amérique corsetée qui enfantera toute une génération qui va tout faire exploser. Une génération porteuse d’un vent jeune et libérateur qui va souffler très fort, et Hugh Hefner en est clairement un des signes précurseurs. En 1952, donc, ce jeune homme de bonne famille conservatrice et pudibonde élevé aux sermons et aux dimanches à l’Église a une vision, une révélation : l’Amérique a besoin d’un magazine de fesses. Le jeune loup aux dents longues, ex étudiant potache et grand amateur de nanas sillonne alors la ville tel un pèlerin et emprunte par ci, par là et partout où il le peut jusqu’à sa propre mère pour financer et donner corps à son idée lumineuse. Il finit par amasser les quelques milliers de dollars qui lui permettront de lancer son magazine. Il l’appellera Playboy. Le premier numéro paraîtra en 1953, en décembre.
La même année, de l’autre côté de l’atlantique, à Paris, il y a André Baudry. C’est un jeune homme de 32 ans.
Lui aussi vient d’une société conservatrice et pudibonde nourrie de conventions figées et de dimanches à l’Église. Cette société s’appelle la France, et Baudry qui en est le fruit, y a grandi et appris la vie dans un collège jésuite. Il sera ensuite séminariste. Il renoncera à la prêtrise pour devenir professeur de philosophie. Profession qu’il exercera dans un lycée privé, sans doute pour ne pas trop s’éloigner de Dieu. Il n’a rien à voir avec son contemporain américain. Une apparence austère renforcée par des lunettes à montures épaisses et noires. Un peu rondouillet, gentillet mais pas très souriant, costume-cravatte de rigueur : André Baudry n’est pas un Yankee aux dents longues. Je pense qu’on pourrait dire sans trop salir sa mémoire qu’André Baudry n’était pas non plus très bel homme. Ce n’était pas un playboy. Ou alors un playboy plutôt franchouillard. Un playboy qui ferait un peu curé. C’est pourtant cet homme à tête de curé là qui aura une vision, une illumination : La France a besoin d’une revue pour les gays. Même si on ne les appelait pas encore comme ça. Cette révélation sera porteuse d’un vent jeune et libérateur qui va souffler lui aussi très fort. La revue s’appellera Arcadie. Un nom tout doux et tout mi-mi. Le premier numéro paraîtra en 1954, en janvier.
Dès sa première couverture, le magazine de fesses de Hefner annonce la couleur sans aucun détour : Playboy, c’est » entertainment for men « .
C’est à dire un divertissement pour hommes. Avec » men » bien marqué en gras au cas ou une femme se tromperait et croirait avoir affaire à un magazine cinéma. Le magazine s’adresse aux hommes attirés par un style de vie libertin, festif et sensuel. Attention cependant, le magazine ne fait pas dans le graveleux. De la fesse mais aussi de l’esprit. Il ne s’adresse pas au bovin du coin qui reluque de la femme la langue pendante. Le lecteur est un homme sympa et sans âge mais qui a de la classe. Il s’intéresse aux très belles femmes mais aussi au sport et à la politique. Il n’a peut-être pas la plus grande des cultures mais il n’est pas non plus le dernier des crétins. C’est un playboy. D’où le titre du magazine. CQFD. Playboy n’était d’ailleurs pas vraiment le premier titre auquel Hefner avait pensé. Il y eut The Gentlemen’s Club, Top Hat ou même Bachelor. Tous avaient tout de même un point commun : le magazine doit parler nichons mais le titre doit parler du lecteur, c’est à dire d’un type cool et soigné. Pour ce playboy de lecteur, il faut une playmate de choix. La première sera Marilyn. Elle apparaît en couverture, triomphante de sex appeal.
Qu’en est-il alors de la couverture du premier numéro d’Arcadie. Parce qu’après tout, le nom » Arcadie » véhicule bien lui aussi un imaginaire. Arcadie, qui tire son nom du personnage de la mythologie grecque Arcas. Arcas, fils de Zeus et d’une nymphe, Callisto. Avec des références pareilles, on s’envole tout de suite pour le lointain…
Et puis Arcadie, ça sonne comme paradis. Un endroit fleuri. Un monde antique ou tout est bleu. Un monde plaisant, riant, rustique et champêtre. Des couleurs pastels, des fontaines pleines de nymphes. Et des bergers dépenaillés. Des bergers beaux, simples et sains.
On pense à une photo d’éphèbe du baron Von Gloeden. N’importe laquelle, mais en couverture. Ou alors à une photo de Jean Marais torse poil ! C’est bien la même époque ? En fait, rien de tout ça. La couverture est blanche comme l’aube d’une communiante. Arcadie est écrit en très gros et fait appel à l’intelligence du lecteur, à sa connaissance et à l’imaginaire que véhicule cette évocation mythologique. Mais le sous titre de la revue annonce la couleur et douche les illusions : Revue littéraire et scientifique. De l’esprit mais sans les fesses.
A l’image d’André Baudry, l’homosexualité ne se vit pas, elle s’analyse, se comprend et s’explique dans l’honorabilité, sans érotisme et surtout sans pornographie. Pas de mots comme Pd ou homosexuel, on parle plutôt d’homophilie. Jacques De Ricaumont, écrivain et co-fondateur d’Arcadie, avait expliquer le concept ainsi : L’homophile [a] le goût des garçons, mais il ne [cède] pas nécessairement ! » Toute une époque.
Le lecteur d’Arcadie n’est donc pas un hédoniste, un amoureux et encore moins un libertin.
C’est un homophile qui a le goût des garçons comme certains auraient le goût des fleurs, ou des fraises tagada. En tout cas un goût pour un fruit défendu.
Derrière la couverture blanche et pure, à l’intérieur de la revue, l’homophile trouve des récits, des écrits, des textes littéraires, des dessins et surtout, dans l’ensemble, un appel à l’intériorisation culpabilisante de cette homosexualité pécheresse, ainsi qu’un encouragement à la lutte… contre soi-même. L’homosexualité sous un voile blanc et sans touche pipi. Autant dire qu’un éphèbe triomphant de sensualité à la Von Gloeden en couverture était hors de question. Même rhabillé en communiant.
Playboy 1953 propulsera Marilyn au rang de sex symbol international et Hefner au statut de playboy du siècle. Le numéro de décembre est un succès immédiat. En quelques semaines, le titre se vend à plus de 50 000 exemplaires. Le magazine se place d’emblée sur un créneau nouveau et porteur. Celui de l’homme jeune, chic et désinvolte à l’américaine.
Le lecteur est un séducteur qui recherche les plaisirs de la vie et en particulier les conquêtes féminines. Il est de son époque, libéré et instruit, bien dans ses pompes. Arcady 1954, quant à lui, propulsera Baudry au tribunal pour outrage au bonne mœurs. 2000 exemplaires à peine vendus sont déjà 2000 de trop et la revue est censurée. Sa ligne pourtant sage, voire monacale, choque ! Son » utilité sociale » pour le fragile lecteur homophile, indigne. L’homophile, l’homosexuel, le pd ou la tante, ou quelque soit son appellation, est un pervers.
La revue est interdite aux mineurs. Elle rejoint aussitôt les égouts et la pénombre ou clapissent d’autres publications qu’on ne se procure que sous le manteau car pornographiques, donc démoniaques. Pourtant, si Marilyn fera grimper le lectorat de Playboy, c’est bien le scandale qui fera connaître la revue de Baudry et grimper le nombre de ses homophiles adhérents. Leur nombre passera à 4 000 en 1957 à 15 000 en 1972, 30 000 en 1975. Loin, très très loin du magazine de fesses de Hefner qui approchera les 10 millions à l’aube dès années 80. Acheter Playboy est d’ailleurs entre temps devenu un passage obligé, l’acte moderne du Mâle qui sait ce qu’il veut : des photos de cul et des articles autour. Acheter Playboy, c’est se rendre chez le marchand de journaux, prendre son journal sur les étagères du haut sans trembloter et aller à la caisse, fier comme un paon, son magazine de fesses sous le bras. De son côté, le lecteur homophile d’Arcadie reçoit sa revue par la poste, sous pli discret. La revue se lit chez soi, caché. C’est que l’époque n’est pas aux coming out échevelés. Nul débat sur la GPA. Pas de mariage gay de couples stars dans les gazettes. L’homosexualité est une maladie pour l’organisation mondiale de la santé (OMS). En France, l’amendement Mirguet de 1960 en a fait un fléau social dont les peines encourues pour outrage à la pudeur sont augmentées.
Si aujourd’hui, le magazine Playboy n’est plus ce qu’il était. Si aujourd’hui, il suffit d’aller sur le net pour faire apparaître des pages entières de femmes toutes nues. Le magazine Playboy a tout de même eut son utilité dans l’histoire du XXème siècle.
Avec Playboy, les pin ups des années 40 sont devenues les bunnies du magazine. Elles accompagneront la révolution sex, drug and rock’n’roll. Playboy a vendu de l’érotisme féminin à la chaîne à l’ère de la grande consommation. Dans une Amérique puritaine, Hugh Hefner a fait rimer sexe et humour, à l’image de son logo, le lapin.
Quant à la revue Arcadie. L’histoire de l’homosexualité en France peut difficilement s’écrire sans elle. Il y a eut un avant et un après. Du tournant du vingtième siècle jusqu’aux années 40, l’homosexualité était surtout un phénomène littéraire et élitiste. Marcel Proust, évidement. Jean Cocteau. Jean genet. Et André Gide, dont l’essai dialogué « Corydon » en 1924 fut une première tentative d’explication de l’homosexualité. L’arrivée de la revue Arcadie change la donne.
Elle est d’abord la première publication homosexuelle mensuelle. Ensuite, elle s’adresse à » l’homophile » lambda. Les articles publiés y sont simples et concrets. Ils raconte l’Histoire, informe sur l’art et parle de science et de religion avec rigueur et sérieux. La revue traite également de philosophie et présente des extraits d’œuvres littéraires de qualité. Enfin, la revue fidélise.
Elle vivra 28 ans. Très vite, la revue dépasse le simple statut d’objet publié, son nom devient celui d’un mouvement. Le premier du genre avec autant de succès et avec cette longévité. En organisant des conférences sur l’homophilie où participent de nombreux intellectuels, comme Michel Foucault, Arcadie organise les premiers rassemblement d’homosexuels. Suivent des banquets, des après-midis dansantes et des soirées. Arcadie devient le premier réseau social à créer du lien entre homosexuels. Surtout, la revue est incarnée. Pour tous, Arcadie, c’est André Baudry. Il y publie ses billets et donne son avis dans la rubrique » Mot du mois « . Un avis tranché qui fait qu’il y aura également dans l’histoire homosexuelle de France, un avant et un après André Baudry.
En tant qu’ancien correspondant français de la revue homosexuelle suisse Der Kreis (le cercle), André Baudry est un habitué des salons et des débats. Avec Arcadie, s’il organise volontiers des réunions d’abonnés chez lui, en toute intimité, Baudry participe également activement aux événements publics organisés par le mouvement homophile. Dans cette communauté de mœurs qui se met en place, il est vite surnommé le pape. Il a son estrade partout où il passe et il ne prive jamais ses ouailles de son catéchisme enflammé. Il les sermonne sans ménagement, maudit leur obsession pour le sexe, diabolise les parcs et les vespasiennes, encourage la retenue qui réconforte et rend hommage à l’amour de l’homme dans la chasteté. La revue lui appartient, ses lecteurs aussi.
Se sentant comme le prophète d’ « un peuple perdu, un peuple affamé d’amour « , Baudry se bat. Contre la frivolité des jeunes, le vice des lieux de perdition ou la décadence des folles, ces caricatures de garçons qui n’ont plus rien d’un garçon. André Baudry comme l’incarnation de l’homophilie à la vie correcte et sans histoire. Vivre dans l’ombre et se battre contre la débauche et l’hystérie qu’incarnent l’arrivée de la revue Gai Pied, aux pages pleines de fesses, ou encore l’esprit de combat et l’arrogance croissante des jeunes militants du FAHR.
» A bas l’homosexualité de papa ! » scanderont ces derniers dans une émission de Ménie Grégoire en 1971. Incarnée par Baudry, cette homosexualité auto-placardisée est le modèle à abattre. La destruction de l’icône qu’il est devenu et de son monde d’Arcadie fait l’unanimité. Tous s’accordent pour tuer le père. Amer, écœuré et se sachant l’homme à abattre pour tous sur l’ensemble des seventies, André Baudry mettra brutalement un terme à l’aventure Arcadie en 1982 sur l’air de » après moi, le déluge » dans une lettre pleine de fiel ! Sa fin pose ainsi les bases d’un militantisme homosexuel plus dur et plus revendicatif. La mise à mort du » pape » d’Arcadie coïncide aussi avec l’émergence d’autres visages publics de l’homosexualité. Resteront quand même sur le carreau un bon nombre d’homophiles cinquantenaires. Lâchés en rase campagne par Baudry, déconcertés par les années Act up et au bout du bout, une impression, désagréable, d’être passé de l’Arcadie à l’Anachronie.
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commentaires
Le frère de Der Kreis et de l'organisation suisse lui succedent "Schweizerische Organisation der Homophilen",
Moi aussi j'ai encore toute une collection couvrant plusieurs décennies,
Vivant au Tessin (Suisse) de 1970 à 1989, nous avions organisé une conférence public au Lycée de Lugano avec André Baudry. Cet évènement m'a mérité le surnom de "Finocchio d'oro" (le pédé d'or) à la suite de quelque vifs échange avec un journaliste dans son journal.
En 1982 également j'ai assisté à sa conférence international à Porte Maillot à Paris.
Merci pour ton commentaire. J'ai dû chercher Finocchio et tu m'as appris un nouveau mot. J'avais fait de l'italien et je ne connaissais pas le deuxième sens du mot. J'ai également fait des recherches sur l'organisation suisse dont tu me parles. Merci encore et merci d'avoir pris le temps de me lire. David