En 1971, Rosa Von Praunheim appelle les gays au combat

Rosa Von Praunheim, petite bio express

Réalisateur, auteur, peintre et l’un des militants des droits des homosexuels les plus célèbres d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse, autant dire qu’outre-Rhin, Rosa Von Pranheim est une institution. Son véritable nom est Holger Radtke Mischwitzky et son départ dans la vie ressemble à celui de Cosette dans « Les Misérables », mais en pire ! Il voit le jour en 1942 à Riga dans une prison centrale de Lettonie en pleine occupation nazie. De son père, aucune trace. Quant à sa mère, elle est morte de faim dans un hôpital psychiatrique en 1946.

 

Seul point positif, si l’on peut dire, sa mère l’ayant abandonné dès l’accouchement, elle est morte sans qu’il ne l’ai jamais connue. Adopté par une famille bourgeoise berlinoise, il devra attendre l’an 2000 pour que sa mère adoptive lui révèle ses origines. Elle avait 94 ans et elle mourut trois ans après, la conscience libre et sereine, j’imagine.

 

Une scolarité en bonne et due forme qui le mène jusqu’à l’université des Arts de Berlin-Ouest dans le département de peinture libre, et voilà au milieu des années 60 le jeune Holger au milieu de sa vingtaine et au début d’une nouvelle vie, commençant par un changement de nom. Il prend celui de Rosa von Praunheim. Rosa en hommage à la Rosa Winkel, le fameux triangle rose que les hommes homosexuels devaient porter dans les camps de concentration à l’époque nazie. Praunheim, en souvenir du quartier de Francfort où il a passé son adolescence, après que ses parents adoptifs ont fui la RDA.

 

 

 

Après la fac, qu’il quitte avant le diplôme, le jeune Holger Radtke Mischwitzky devenue la débutante Rosa Von Praunheim, fait son entrée dans le grand bal de la vie et du vaste monde en délaissant la peinture pour la réalisation de films. On peut dire que son œuvre commence à ce moment là. Quelques courts métrages, des documentaires et autres objets visuels innovants et conceptuels plus tard, il tourne « Nicht der Homosexuelle ist pervers, sondern die Situation, in der er lebt » en 1971.

 

 

 

C’est le film qui le fera sortir de l’underground berlinois, par les commentaires outragés et l’attention lubrique de la presse mainstream de l’époque. En français, le film se nomme « Ce n’est pas l’homosexuel qui est pervers mais la société dans laquelle il vit ». Il est aujourd’hui encore considéré comme l’un des éléments déclencheurs du mouvement gay dans les pays germanophones. Ce film fit date parce qu’il fit scandale en abordant l’homosexualité sans la remettre en cause et sans moralisme psychanalysant.

 

 

Pour info, l’article 175 du code pénal allemand, qui considérait l’homosexualité masculine comme un crime, avait été abrogé deux ans auparavant. Ça donne une idée de l’événement. Un tel titre de film sur un tel sujet réalisé par une Rosa avec une affiche toute rose, c’était du jamais vu.

 

Une plongée dans un autre monde, un autre temps

 

« Ce n’est pas l’homosexuel qui est pervers mais la société dans laquelle il vit » est un titre aussi long qu’un dicton ou une vérité d’expérience. En tout les cas, une assertion comme un postulat qui d’emblée réfute tout questionnement. Une affiche de film rose bonbon, des photos de films mélangeant manifestation homosexuelle et intimité entre garçons, et un réalisateur qui s’appelle Rosa Von Praunheim. Autant dire une promesse d’un film kitch à souhait. Avant de vous parler de l’impact de ce film-documentaire à sa sortie, quelques remarques sur mon ressenti en le visionnant.

 

 

Ce qui est d’abord fascinant, c’est la qualité des images. Loin de ce que je me serai imaginé pour un film underground du début des années 70. 

 

 

 

 

 

Ici, elles sont très nettes et bien propres. Les couleurs sont aussi acidulées que l’est l’affiche. Tout est beau du début à la fin.

 

 

 

Mais ce qui marque le plus, c’est cette fenêtre ouverte sur l’esthétique des années 70. Ce sont les intérieurs, avec des tapisseries chargées, des rideaux épais à gros motifs, de la moquette improbable ou des tapis épais. Sans oublier les meubles en formica, les chaises en osier et des bibelots partout, aussi kitch que colorés.

 

Ensuite, il y a les vêtements. Impossible de ne pas sourire. Des jeans pelle à tarte, évidement, mais également de gros ceinturons, des chemises à carreau, des polo près du corps, des chaussures à talons ou encore des bottines, des vestons argentés ou encore des costumes trois pièces vert gazon. L’esthétique des années 70 à la sauce gay, avec des couleurs qui pètent (du jaune canari, du blanc neige, du bleu ciel…), des fanfreluches, des franges, des bandanas, des colliers, des chaînes, des bagues et des bracelets. Le film mérite d’être vu, au moins pour voir et apprécier tout ça.

 

 

Tous les différents univers gay de l’époque sont représentés. Le film peut se regarder comme une succession de vignettes abordant chacune un aspect de l’homosexualité. Du petit appartement d’un jeune homme fauché, avec sa petite chambrette décorée comme une alcôve romantique et un peu girly, au grand salon bourgeois de l’homosexuel mondain qui reçoit ses poulains dans sa luxueuse villa. Le petit cabaret avec son univers feutré et clandestin ou la pissotière ouverte à qui veut bien s’y risquer comme à la prostitution.

 

 

Il y a le bar gay avec sa terrasse pleine de folles, la piscine et la plage, propices à tous les fantasmes et aux petits maillots. Les ruelles sombres et le fond d’un parc ou se retrouvent les adorateurs du cuir. Tout y est. Une seul dénominateur commun : la drague. Autant de scènes et autant d’univers différents comme de profils d’homosexuels différents, qui se tournent autour, s’observent, voire s’étudient. Le film entier comme un terrible constat, l’homosexualité résumée à une seule chose, la plus essentielle : le sexe. Ce qui nous amène à l’impact du film, mais surtout à une meilleur compréhension du titre et des intentions de Rosa Von Praunheim.

 

Un film militant avec un message violent… pour les gays

 

« Les homosexuels ne veulent pas être homosexuels, mais être aussi bourgeois et kitsch que le citoyen moyen », voilà le premier constat qui ouvre le film alors qu’un jeune jouvenceau provincial vient de faire connaissance à Berlin d’un jeune et beau garçon à peine plus âgé. Pour le jouvenceau, tout est une première fois.   

La marche vers l’appartement avec le bel inconnu, cette présence masculine dans la petite chambre du berlinois, assis à ses côtés sur le lit une place. Puis vient la main sur son genoux, et l’autre dans ses cheveux. Les caresses, les compliments sur sa peau douce, ses yeux. Le premier bisou, avant le vrai et long baiser.

 

La nudité, et enfin l’acte lui-même. En une scène, Rosa Von Praunheim réveille l’innocence des origines chez tout homosexuel. La première rencontre, le beau prince, l’envie d’une histoire d’amour, l’envie de tomber amoureux, l’envie d’amour tout simplement. L’intrigue qui suit est très sommaire.

 

Le narrateur en voix off commente les aventures du jeune homme qui débarque pour vivre sa vie à Berlin et y découvrir la liberté d’être ce qu’il est. Son innocence du début s’étiolera à mesure qu’il passera d’un milieu gay à un autre. 

 

 

Ses seuls atouts : sa jeunesse et sa beauté. Sans qualification particulière, sans orientation professionnelle non plus, il suivra les deux seuls phares à sa portée, aussi aveuglants qu’éphémères : la mode et les expériences sexuelles.

 

 

Les différents styles de vie gay qu’il traversera finissent par former un tout. La grande ville est une jungle, le jeune provincial devient dépendant à l’excitation de la scène gay, son innocence est un stimuli sexuel pour d’autres, sa naïveté est mauvaise conseillère et sa jeunesse en fait de la chair fraîche, consommable et remplaçable.

 


Si le film a provoqué un tollé et l’indignation, ce n’est pas uniquement parmi la majorité hétérosexuelle mais également parmi les hommes gays. Car contrairement à ce que le titre pourrait laisser entendre, le film s’adresse avant tout aux gays, davantage qu’à la société majoritaire. Si cette même société majoritaire est, ici et là, accusée d’avoir opprimé la communauté LGBT, c’est la communauté LGBT elle-même qui est mise en accusation.

 

 

« Je n’aimais pas les homosexuels qui étaient complètement apolitiques et restaient dans le placard, qui trouvaient une évasion dans la fête au lieu de soutenir le mouvement », déclarera plus tard Von Praunheim.

 

 

« J’étais en colère contre tous les gays lâches qui s’enfuyaient lorsqu’ils étaient poursuivis par des homophobes, au lieu de résister en tant que groupe. »

 

 

Deux ans après les émeutes de Stonewall à New York, le film est un témoignage sur les conditions sociales de l’homosexualité à Berlin Ouest, et le constat est sans appel. Même à Berlin Ouest, pourtant plus libre et permissif, l’homme gay survit. Il est soumis. Pire, il se soumet.

 

Une vision des choses qui tintera les cloches de toute une jeune génération militante allemande, mais qui affectera toute une autre, adepte du statu quo, du placard et de l’auto-dénigrement.

 

Son impact est à mettre en relation avec, en France, les échanges houleux entre André Baudry et son mouvement homophile prônant une homosexualité discrète, voire platonique et l’arrivée tonitruante de mouvements comme le Fhar (Le Front Homosexuel d’Action Révolutionaire) fondé en 1971, l’année de sortie du film de Von Praunheim.

 

Si le film est presque un appel militant marxiste pour la fin de l’oppression par la majorité, il est aussi une éloge de l’appropriation de son histoire et de ses blessures par la communauté LGBT elle-même.

 

 

Par exemple le mot Schwule (pédé) est prononcé sans arrêt en voix off. A l’époque, ce terme était davantage qu’une insulte haineuse, comme le mot nègre pendant la ségrégation aux États-Unis. Ce film fut une sorte de coming-out allemand. Il fut une libération personnelle pour Rosa Von Praunheim et un réveil pour toute une communauté. C’est le premier film à avoir ouvert en Allemagne de l’Ouest un vaste débat sur l’homosexualité en tant que groupe social. Un film culte, donc.  

 

 

 

 

 

Si le lien fonctionne toujours, voici le film en question (cliquez cc pour les sous-titres en anglais) :

 

 

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4 Replies to “Ce n’est pas l’homosexuel qui est pervers mais la société dans laquelle il vit”

  1. Rosa est très pessimiste, en réalité, il y a des histoires d’amour entre gay (comme entre hétéros), des couples qui durent des années et des années

  2. Difficile d’être courageux quand c’est le monde entier qui est contre vous.
    Le combat ne commence qu’avec le sentiment d’une communauté (même factice).

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