Au 19ème siècle, l’arrestation d’un prostitué et ses conséquences sur la déchéance d’Oscar Wilde

Prostituées célèbres

 

 

La grande histoire n’est pas avare de courtisanes légendaires, de demi-mondaines et autres danseuses exotiques ou poules de luxe.

 

Certaines accompagnèrent de leurs charmes la vie de cœurs fortunés, d’autres provoquèrent des ruines retentissantes mais la plupart n’étaient qu’objets de scandale pour leurs contemporains.

 

 

 

 

Les plus vulgaires étaient appelées des cocottes, les plus distinguées et les plus chères, les “grandes horizontales”. Voici quelques noms de cocottes qui devraient vous dire quelque chose : Mata Hari, La Contesse Du Barry, Marie Duplessis dite la Dames aux camélias, Valtesse de La Bigne sans oublier son alter ego littéraire, la création d’Émile Zola : Nana. Autant de noms entrés dans la légende qui sont autant de preuves de l’hétéro-centrisme de notre civilisation.

 

 

 

 

 

 

Pour le plaisir, je me permets de récapituler quelques courtisans ou prostitués gay, parfois gay for pay, comme on dit aujourd’hui, qui ont défrayé la chronique sans pour autant faire l’objet de grands docu-fictions à la Stéphane Bern : Andrew Cunanan, escort américain mythomane qui assassina Gianni Versace. Jean Genet, fils de prostituée se prostituant lui-même dans le quartier du Raval dans la vieille ville, à Barcelone, comme il le racontait de façon romancée dans “Le journal du voleur” en 1949.

 

 

 

 

 

 

Il y eu François de Lorraine, réputé beau comme un ange et intelligent comme le diable ; preux chevalier au service (dans tous les sens du terme) de Monsieur, frère du Roi Louis XIV, qui le fit loger au Palais Royal et le couvrit de bijoux et d’argent. Ou encore John Saul, prostitué sorti d’un bidonville de Dublin qui devint au 19ème siècle le plus célèbre tapin du tout Londres. Au point que son nom fut mêlé à plusieurs scandales retentissants, notamment celui du 19, Cleveland Street.

 

 

Pourtant, ce n’est pas lui qui en est à l’origine mais un autre jeune prostitué nommé Charles Swinscow. Un jeune garçon qui aurait largement dû rentrer dans la légende quand on prend conscience des conséquences importantes sur la société anglaise dont sa simple arrestation fut le point de départ.

 

 

Charles Thomas Swinscow

Ou comment un jeune prostitué télégraphiste de quinze ans fout par terre un bordel gay clandestin à quelques rues de Buckingham palace, flingue la réputation d’hommes de pouvoirs jusque dans l’entourage de la reine Victoria, renforce l’idée chez ses contemporains que l’homosexualité masculine est un vice aristocratique qui corrompt les jeunes de classe inférieure, et participe de par les conséquences de son arrestation à la déchéance judiciaire d’Oscar Wilde, quelques années plus tard. Rien que ça !

 

 

 

Pour comprendre l’ampleur du scandale dont l’adolescent chétif est à l’origine, il nous faut remonter à la fin du 19ème siècle, dans les années 1880. À l’époque, les bordels sont légion à Londres, la vie à l’époque Victorienne est difficile pour les plus pauvres et la prostitution est un moyen de gagner sa vie comme un autre. Évidement, faire la pute est illégal. Surtout, ce “choix de vie” va radicalement à l’encontre de toutes les valeurs morales promues par la société anglaise. Des valeurs telles que la chasteté, les bonnes manières et la grâce. Une femme qui vend son corps est considérée comme une femme déchue. Qu’elle s’y emploie avec grâce et bonnes manières n’y change rien.

 

 

Malgré tout, le nombre de femmes qui se prostituaient sous l’ère victorienne était incroyablement élevé. Bien que les rapports de la police de Londres avançait un total d’environ 8 600 prostituées “recensées”, le nombre réel estimé par les historiens est plus proche de 80 000. La prostitution était donc un problème à grande échelle. Et si la plupart des prostituées proposaient leurs services en arpentant les rues, avec tous les dangers que cela augurait, et la police était le moindre mal, quelques-unes se vendaient dans des bordels, au chaud, ou au moins en sécurité.

 

 

 

 

Pour la prostitution masculine, cette option était largement privilégiée. Voilà qui nous ramène à Charles Thomas Swinscow, du haut de ses quinze ans tous mouillés.

 

 

Un lupanar gay

Charles Hammond, 35 ans, et son jeune amant de 18 ans, Henry Newlove, gèrent à eux deux un lupanar homosexuel au 19 Cleveland Street, au nord de Londres, à quelques rues de Buckingham Palace. Pas de prostitués mâles trentenaires pour une clientèle passive à la recherche d’étalons endurants ici, la marchandise offerte se compose essentiellement de chair fraîche et juvénile. Moins de vingt ans, pour sûr. À partir de quinze si l’on se réfère à l’âge de Charles Thomas Swinscow. Tous ces jeunes garçons sont souvent des télégraphistes, certains travaillent comme domestiques, d’autres sont des apprentis.

 

 

Tous sont pauvres et trouvent en s’offrant à la clientèle de Charles Hammond un revenu supplémentaire non négligeable. Les tarifs sont élevés et les prestations vont du bisou dans le cou autour d’un verre de champagne, aux galipettes acrobatiques les plus extrêmes. L’adresse est secrète, comme un bon plan que l’on se refile entre initiés. Un club, en quelque sorte. Une adresse chic également. Cleveland Street est assez éloigné du quartier de White Chapel où des putes à deux sous se font régulièrement éviscérer vivantes par un certain Jack L’éventreur.

 

 

Rien de tout cela ici. L’adresse est dans le beau Londres, l’endroit est propre et les garçons sont tendres et accueillants. En quelques années, le petit business est une success story. Jusqu’au 4 juillet 1889.

 

Un contrôle inopiné

Depuis des semaines la police enquête dans le quartier sur un vol récent, l’autre grand fléau de l’époque. Dans l’Angleterre d’Oliver Twist, tout chenapan qui traîne est un branleur qui a sûrement quelque chose à se reprocher. Voilà comment, au détour d’un contrôle au faciès, des policiers mettent la main sur Charles Thomas Swinscow, quinze ans tout rond. Quelques questions de rigueur, interrogations sur ses occupations dans un si beau quartier et petite fouille en règle vite fait.

 

Le jeune garçon se trouve en possession de quatorze shillings, l’équivalent de plusieurs semaines de son salaire de télégraphiste, son métier officiel revendiqué. À l’époque, les télégraphistes n’étaient pas autorisés à transporter de l’argent personnel dans l’exercice de leurs fonctions, pour éviter que leur propre argent ne soit mélangé à celui des clients. Cette découverte sera son ticket d’entrée pour une virée au poste.

 

 

 

 

Après interrogatoire plus poussé, le jeune garçon avoue l’inimaginable. Non, il n’a pas volé cet argent à la dérobé auprès de riches passants. Non, il n’a pas détourné de l’argent à son employeur. Et non, il n’a pas non plus piqué dans la caisse des services postaux de sa royale majesté. Il a simplement gagné le jackpot en acceptant d’aller coucher avec des messieurs pour le compte d’un certain Charles Hammond, dans un appartement situé à quelques rues, derrière le palais de cette bonne Victoria ! Un petit job à côté et à temps partiel, histoire d’arrondir les fins de mois.

 

 

Un bordel derrière Buckingham palace

Obtenant d’un coup par cette stupéfiante révélation toute l’attention des ses inquisiteurs, le jeune se retrouve expédié illico chez les supérieurs des enquêteurs, le poisson étant beaucoup plus gros qu’imaginé au départ ! 

 

 

 

Il faut savoir qu’en 1885, l’homosexualité pouvait vous valoir deux ans de prison, avec possibilité de travail forcé en prime – sûrement pour occuper les condamnés. Le vote du Criminal Law Amandment Act, notamment la section 11, condamnait tout acte ou tentative d’acte homosexuel entre deux hommes, alors un bordel Gay ! 

 

 

Interrogé en haut lieu de façon plus “musclée”, l’adolescent finit par donner deux autres noms de garçons s’adonnant aux mêmes pratiques. Notamment celui de Henry Newlove, 18 ans, amant du propriétaire du lieu de vice.

 

 

 

 

Vous imaginez, j’en suis sûr, la suite des événements. Fourgon, perquisition à la fraîche, aux petites heures du matin, avant fermeture définitive et pose de scellés. Sauf que, le propriétaire, Charles Hammond, avait eu la bonne idée de s’exiler en France, les agents ont trouvé le bâtiment vide. L’histoire aurait pu s’arrêter là.

 

 

 

Toujours au poste, Charles Thomas Swinscow, avec désormais Henry Newlove, étaient donc les deux seuls petits poissons attrapés. Lorsque Newlove protesta d’un judicieux : “Je pense qu’il est difficile que j’aie des ennuis alors que les hommes occupant des postes élevés sont autorisés à marcher librement” tout en fournissant une ébauche de liste de noms célèbres, tous clients assidus de Hammond, il devint rapidement hors de question pour la police de laisser tomber une affaire qui venait pour le coup de prendre un tout nouvel élan.

 

 

Une clientèle haut de gamme, voire royale

Une surveillance a aussitôt été placée au 19 Cleveland Street, et effectivement, les inspecteurs purent observer avec attention puis enregistrer poliment dans leur rapport en des termes choisis qu’ “un certain nombre d’hommes d’allure supérieure et apparemment de bonne position” étaient venus frapper à la porte, parfois plusieurs fois, en vain.


Parmi ces visiteurs de bonne position se trouvaient tout de même quelques aristocrates, un colonel, au moins deux députés en vue et surtout un certain Lord Arthur Somerset, rien de moins que le chef des écuries du Prince de Galles, Edward, fils aînée de Victoria, le futur roi. Des hommes d’allure supérieure, effectivement. Le genre d’hommes qu’on évite d’importuner dans la rue en leur passant les bracelets à la va vite sans de solides preuves et justifications pour couvrir ses arrières.

 

 

 

 

 

Dans le même temps, les investigations se poursuivirent grâce à l’arrestation de Jack Saul, le plus célèbre tapin du tout Londres dont je vous parlais plus haut et qui officiait dans le bordel à plein temps. Un poisson un peu plus gros que Swinscow et Newlove réunis. Son témoignage lors de son interrogatoire s’avéra d’ailleurs bien plus riche et fourni de détails. Saul mentionna de nouveaux noms illustres dont celui de l’aristocrate Henry James FitzRoy, comte d’Euston, ajoutant pour être plus précis sur leur relation “Il aime jouer avec vous et ensuite venir sur ton ventre.”

 

 

 

 

 

D’un autre côté, Lord Somerset, prévenu de l’imminence du tremblement de terre médiatique et judiciaire fit savoir à la police par le biais de son avocat “que toute poursuite [le concernant] signifierait que le nom d’une personne très importante serait entraîné dans le scandale”. Le directeur adjoint des poursuites pénales désignera ce VIP comme nul autre que le prince Albert Victor, fils aîné du prince de Galles le futur roi, petit-fils de la reine Victoria. De quoi faire durablement oublier le jubilé d’or célébré en grandes pompes à peine deux ans plus tôt par tout l’Empire britannique. Le bordel gay du 19 Cleveland Street venait de rentrer dans l’histoire !

 

Scandale dans la presse

extrait :

« Deux journaux, le Truth, et la Pall Mall Gazette publient des détails sur l’affaire de Cleveland street, qui jusqu’ici n’avait percé que dans la presse étrangère.

Il résulte de leurs dires :

 

1° Qu’à la suite d’une enquête menée par les autorités postales sur les dépenses excessives d’un certain nombre de jeunes télégraphistes du district de Cavendish square, l’existence d’une maison de Cleveland street où se passaient des faits d’une immoralité révoltante aurait été révélés ;

 

2° Que quelques-uns des plus grands noms de l’aristocratie anglaise seraient impliqués dans l’affaire. »

 

 

 

L’affaire mis du temps a éclater dans la presse anglaise, vu les noms qui s’y retrouvaient associés. Aujourd’hui encore, on parle de l’affaire comme du “Scandale du 19, Cleveland Street”. Les autorités ont traîné les pieds, retardant le procès, ce qui a permis à Lord Arthur Somerset de fuir à l’étranger. Le 18 octobre 1889, il était sain et sauf à Boulogne, en France. Il restera en exil pour le reste de sa vie et mourra finalement sur la Côte d’Azur en 1926. Mais alors que Somerset a échappé aux poursuites, on ne pouvait pas en dire autant des malheureux «rent boys» pris dans l’enquête. Swinscow et Newlove ont été accusés d’outrage à la pudeur et condamnés à des peines d’emprisonnement de quatre à neuf mois.

 

 

Quant au prince Albert Victor, étant donné qu’il était le fils aîné du prince de Galles et le deuxième sur le trône, il était clair que le gouvernement ne voulait pas que son nom soit associé à un bordel homosexuel. Le prince ne sera pas inquiété, mais la rumeur le concernant le poursuivra dans la bonne société jusqu’à son décès prématuré à l’âge de vingt-huit ans, en 1892.

 

Si avec les années, le scandale s’est progressivement estompé, la couverture tapageuse des journaux a renforcé les attitudes négatives à l’égard de l’homosexualité masculine.

 

 

 

 

Considérée désormais comme un vice aristocratique, le délit de sodomie présentait les télégraphistes de l’affaire ainsi que tout autre jeune s’adonnant à l’homosexualité, tarifée ou non, comme victimes corrompues et vicieusement exploitées par des membres de la classe supérieure, pervers et immoraux. C’est justement cette vision caricaturalement puritaine qui atteindra son paroxysme six ans plus tard, lorsque Oscar Wilde sera jugé puis condamné pour outrage à la pudeur et sodomie à la suite de sa liaison avec le jeune Lord Alfred Douglas.

 

 

En 1972, le météorologue s’interrogeait sur l’effet papillon comme suit : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?  Dans le cas du bordel de Cleveland Street, la question pourrait être : Sur un million, combien de chance pour que le contrôle inopiné d’un petit télégraphiste au détour d’une rue Londonienne provoque la déchéance d’un écrivain et dramaturge au fait de sa gloire quelques années plus tard ?

 

2 Replies to “Charles Thomas Swinscow et le bordel gay de Cleveland Street”

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