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L’envol de l’homoérotisme photographique

Les débuts de l’homoérotisme photographique, de Wilhelm Von Gloeden à Bob Mizer

Le portrait photographique ou la naissance d’une mode

« Le point de vue du gras » est la première photo au monde, et elle n’est pas très intéressante. On y voit, et on y voit très mal, une partie de la propriété du français Joseph Nicéphore Nièpce, le photographe. Ses deux seuls intérêts sont la prouesse technique et la date : 1826. Pour ceux que ça intrigue, la voici :

Le point de vue du Gras – Joseph Nicéphore Niépce (1826)

La prouesse compte énormément car la photographie est à l’époque inexistante. La photographie de Nièpce est le produit d’un mélange savant de mécanique, de chimie, d’optique, de lumière et de beaucoup, beaucoup, mais alors de beaucoup de patience. Il faut y ajouter un grosse louchée de beaucoup, carrément beaucoup et encore plus que beaucoup de beaucoup de hasard et de coups de bol ! Ce mélange fut maintes fois tenté, et maintes fois échoué. Jusqu’à Nièpce. Jusqu’à son fameux point de vue.

Maman faisant portraiturer sa progéniture
Le Daguerréotype – le premier appareil photo commercialisé
Maman sudiste faisant photographier sa progéniture

La date de sa création compte énormément aussi. En 1826, nous sommes en pleine révolution industrielle. Le monde change. Les mentalités évoluent. Jusqu’au 19ème siècle, ceux qui voulaient une image d’eux devaient engager un peintre. Les poses duraient des heures et le prix était conséquent. Seuls les riches et quelques bourgeois pouvaient se le permettre. Avec la photographie naissante, c’est un monde nouveau qui s’ouvre. On peut avoir son portrait pour beaucoup moins cher.

Portrait en extérieur

Du coup, tout le monde veut sa photo. Une mode est lancée. Des ateliers de photographes poussent partout comme autant de champignons. Si les grands bourgeois et les grands amateurs de portraits et tableaux n’éprouvent et n’affichent que dédain pour cette soi-disant nouvelle mode que certains « m’as-tu-vus » osent même appeler « Art », les gens de conditions plus modeste se bousculent sans complexe pour une prise de vue.

La folie du Daguerréotype

Des peintres délaissent leurs pinceaux et se lancent dans ce nouveau marché bien juteux que deviendra pendant des années la photographie de portrait. Les gens s’endimanchent et se font tout beau tout coiffé pour une seule photo d’eux.

L’unique photo de mariage dans son décor Sissy

Les mariés prennent la pose pendant de longues minutes devant un décor hyper kitchissou en carton pâte pour ce qui sera et restera la seule et unique photo de tout leur mariage.

Les campagnards font de longs trajets en famille jusqu’à la ville uniquement pour y faire tirer le portrait de toute la smala. On transporte comme on peut ses aïeux jusqu’à la boutique du Photographe pour les immortaliser à jamais. Plus glauque, on met en scène les morts pour les faire photographier avant de les enterrer afin de conserver pour la postérité cette unique trace de leur traits. Le moins que l’on puisse dire c’est que cette nouvelle mode, la naissance de ce nouvel « Art » ne passa pas inaperçu, loin de là.

Toute une famille endimanchée

On pourrait la comparer à l’effet d’internet aujourd’hui. Quantité de peintres ne s’en relevèrent jamais, et les tableaux de personnalités illustres qui avaient été la norme et la tradition pendant des siècles rentrèrent bien malgré eux en moins de cinquante ans dans les livres d’histoire de l’Art, et les souvenirs du passé.

De la mode du portrait photographique à la photo de cul

Alors vous allez me dire que tout ceci est très très instructif, voire même très très enrichissant mais qu’en fait, en fait… et en y réfléchissant sans trop forcer, vous vous en foutez quand même royalement, de Nièpce, en fait ! D’ailleurs « Le point de vue du gras », ça fait pas très homo-érotique, et Nièpce était même pas foutu d’être gay ! (je sais, j’ai vérifié).

Wilhelm Von Gloeden (1856 – 1931)

Oui mais c’est sans compter le cas du jeune Wilhelm Von Gloeden (1856 – 1931). On ne saura sans doute jamais si ce jeune baron allemand vit un jour « Le point de vue du gras » et si cette « vue » lui inspira des visions homo-érotiques par milliers mais ce qui est sûr c’est que ce jeune allemand, bien de son époque, se destinait à être un artiste peintre qui fait de l’Art, du Vrai. Sauf que, tout frais sorti de son école, il croisa le chemin de la photographie, cette nouvelle, sournoise et séduisante mode démoniaque. Comme d’autres peintres de son temps, il prit pleinement la mesure de cette révolution. La photographie comme nouveau moyen d’expression, une nouvelle façon d’exprimer un imaginaire, une vision. Bien que l’imaginaire et la vision selon Von Gloeden différaient un poil des imaginaires des autres jeunes peintres convertis eux aussi à l’Art par l’objectif. Wilhelm plaqua donc palettes et pinceaux pour rejoindre son cousin Guglielmo Plüschow (1852 – 1930) dans le sud de l’Italie où ce dernier se consacrait déjà exclusivement et entièrement à sa propre vision : la création d’univers peuplés d’éphèbes diversement costumés dans des prises de vue artistiques de l’antiquité. Ou, si l’on considère sa vision artistique d’un œil plus aguerri, plus 21ème siècle : des photos de minets à poil en plein air.

Du cul pseudo antique ou les débuts de l’homo-érotisme photographique

Wilhelm Von Gloeden partageait la vision de son cousin, cet imaginaire peuplé de bellâtres venus de l’olympe et vivant plus ou moins nus sous le chaud soleil sicilien.

Un éphèbe et son chien

Ces fameux éphèbes en questions n’étaient en fait que de jeunes ragazzi du coin, de bons et braves garçons de milieu simple et rural. Certains étaient curieux devant ce drôle d’allemand. D’autres étaient téméraires, et enthousiastes à l’idée d’aider le baron à concrétiser ses visions. D’autres enfin n’étaient attirés que par l’argent de l’excentrique photographe, c’est tout ! Tous en tout cas semblaient peu farouches à l’idée de poser, la plupart du temps dans le plus simple appareil, devant ce nouvel œil révolutionnaire qu’était à cette époque l’appareil photographique. Cette époque là, était différente. L’argent de Von Gloeden était facile et ça ne portait pas à conséquence. Très vite, le jeune baron multiplia les clichés de ragazzi déguisés en éphèbes, surpassa son cousin et au final, il en créa un style. Les décors sont naturels mais n’ont qu’une fonction purement décorative, ils ne sont pas le sujet. Ce sont des arrières plans arborés pour faire jardin d’Éden ou des vues sur la mer qui ne sont même pas mises en valeur.

La mythologie grecque selon Von Gloeden

Il y a des rochers pour faire origine du monde, de vieilles pierres ou des ruines pour faire antique. Le soleil est souvent de face. Il y a très peu, voire aucun travail sur les ombres.

Éphèbes au soleil

Nous sommes aux débuts de la photographie, la prise de vue consiste surtout à ce que l’on distingue le modèle. Et le moins que l’on puisse dire c’est que Von Gloeden maîtrisait sa technique. Les modèles sont de type méditerranéen, très bruns et souvent très jeunes. Les peaux sont bien exposées et contrastent régulièrement avec des fonds blancs. Les regards sont perçants et visent le spectateur sans détour. Ils sont expressifs, parfois espiègles mais toujours candides.

Photo by Wilhelm Von Gloeden

Les poses sont vaguement bibliques ou vaguement empreintes de mythologie grecque. Quant aux accessoires ? Comment dire…. ils sont Le simplisme absolu : un branche, une bout de tissus, une couronne de fleur, une potiche quelconque pourvu qu’elle fasse antique. L’objectif assumé de Von Gloeden : faire dans la pureté et l’angélisme. L’histoire ne dit pas comment étaient perçues ses photos par les ragazzi qu’il photographiait, mais pour un regard affûté du 21ème siècle, l’homo-érotisme saute aux yeux. Aucun image n’est pornographique. Pas d’érection. Pas de pédopornographie non plus, bien que certains modèles à peine pubères prennent des poses presque lascives. Les photos de Von Gloeden seront célèbres de son vivant et ses clichés les plus sobres seront très souvent publiées. Aujourd’hui, Von Gloeden est perçu comme un pionnier. Ses nus masculins sont sommaires, fais de bric et de broc avec très peu de moyen mais beaucoup de passion.

L’univers du Baron Von Gloeden

Cette passion, et surtout ce regard, cet œil de Von Gloeden qui a su capturer et mettre la sensualité naturelle de ses modèles en images et transmettre quelques frissons à celui qui les regarde ; un érotisme candide, à la fois novateur pour l’époque et inégalé depuis. Pour beaucoup d’historiens de l’art, les nus de Von Gloeden SONT le point de départ de la photo de nu homo-érotique.

Du cul pseudo athlétique ou l’industrialisation de l’homo-érotisme photographique

Bien des années plus tard, l’homoérotisme fera surface sur la côte ouest des États-Unis sous l’œil et l’appareil photographique de Bob Mizer (1922 – 1992).

Bob Mizer (1922 – 1992)

L’époque est radicalement différente. La photographie est désormais bien installée dans le paysage et l’homo-érotisme, tout le monde connait. Plus question de faire passer des minets à poil devant des cruches pour des visions antiques et naïves d’une quelconque mythologie, même grecque. De plus, l’Amérique, toute puritaine qu’elle est, est toujours prompte à célébrer le corps de la femme dans ses films hollywoodiens mais n’imagine pas une seule seconde faire de même avec le corps d’un homme. Un homme, c’est un cow-boy, c’est John Wayne, c’est un mâle et surtout ce sont des muscles, de gros biscoteaux qui agissent et qui ne posent pas pour la galerie. Et c’est justement cette vision bien américaine du gros dur nourri aux hormones qui en Californie fera la popularité du bodybuilding à Muscle Beach.

Bob Jensen par Bob Mizer

L’avantage du bodybuilder, c’est qu’il est presque à poil. Image-t-on un culturiste en jogging ? Le second avantage, c’est qu’il est assez exhibitionniste. A quoi serviraient tous ces muscles si ce n’était pas pour être regardés et admirés ? Il n’en fallu pas beaucoup plus pour que de jeunes imaginatifs comme Bob Mizer ne soient frappés de visions créatrices, et photographiques. Von Gloeden utilisait l’antiquité pour justifier les corps dénudés, Mizer utilisera le sport.

Athlète par Bob Mizer

Il fonde l’Athletic Model Guild pour commercialiser ses photos dès 1945 puis Physique Pictorial, le magazine, en 1951. Avec Bob Mizer, l’homo-érotisme photographique sur papier prend une dimension industrielle. Ce sera la première fois. L’argument de vente : des corps sains, une ode à la culture physique et à la santé.

Richard Reagan par Bob Mizer

Les modèles sont parfois d’authentiques culturistes désireux de se faire un peu d’argent, parfois quelques amoureux de leur musculature dénichés par Mizer dans les salles de sport du coin, mais quantité d’autres ne sont finalement que de solides gaillards venus tenter leur chance à Hollywood ou chercher fortune sous le soleil californien, tous échoués dans le garage familial de Mizer pour une séance photo et quelques billets. Le fameux garage familial fera office de studio. Les éclairages y sont maîtrisés et soignés.

Cow Boy version Bob Mizer

Les ombres sont travaillées pour être les moins dures possibles. Le rendu a vocation à être professionnel. Les modèles sont coiffés et l’arrière plan est souvent neutre. Le modèle et son corps sont les deux seuls sujets. La mise en valeur des deux est la marque de fabrique de Mizer. Des photos souvent en pied où le modèle est présenté dans son entier. Les torses sont bombés, les biceps gonflés et les poses sont des plus viriles.

L’homme et sa moto

Pas question de faire gay. Pas d’expressions lascives, pas de vulgarité dans les regards. Les attitudes sont bon enfants. Les sourire sont de mise et ils sont ultra brites, bien à l’américaine pourrait-on ajouter. Il fait poser ses modèles à côté d’haltères ou tenant des poids pour faire sportif. Plus tard, il variera les accessoires.

Bill Murphy tout sourire pour Bob Mizer

Ici une moto, genre « Sur les quai » d’Elia Kazan, là un casque et un marteau pour faire chantier ou encore, et ce seront des accessoires récurrents, la panoplie du cow-boy avec chapeau et colt ou celle de l’indien en beau et solide sauvage. Il détourne ainsi l’image du héro hollywoodien comme celle du GI ou du motard pour en concrétiser l’objet de fantasme qu’ils étaient déjà devenus pour nombres de gays planqués dans les placards de l’Amérique profonde. Il faut s’imaginer ces jeunes gringalets du middle west américain s’écarquiller des yeux et frémissant telles des débutantes devant ces gros poupons aux corps imberbes et sur-dimensionnés de partout. Ces jeunes gringalets qui en osant se rendre à l’épicerie du coin pour y acheter leur magazine de fesses le trouillomètre à zéro seront des précurseurs, les éclaireurs d’une horde de gringalets qui feront de même toutes les décennies qui suivront, jusqu’à ce qu’internet ne sonne le glas de ces revues cochonnes et ne lance le coup d’envoi d’une nouvelle ère.

Physique Pictorial

Bob Mizer créa tout un imaginaire gay hautement érotique. Pour en vivre, il inventa la revue de fesses gay, ce qui fit de lui le précurseur de toute une presse érotique et pornographique gay qui est morte aujourd’hui.

Honcho magazine

Pour simplifier, Nièpce inventa la photo. Von Gloeden se saisit de l’invention pour photographier des minets à poil et Bob Mizer en industrialisa le process en photographiant du mâââle. L’homo-érotisme photographique rencontra ainsi le nu masculin. Clopin-clopant, les deux partiront ensuite à la conquête du monde.

david jean felix

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