Peut-on faire un film avec Barbie sans la présence de Ken ?
Un blockbuster en puissance
Si la sortie du film “Barbie” fut cinématographiquement parlant la plus grosse artillerie publicitaire Hollywoodienne de ces dernières années, elle avait également tout ce qu’il fallait pour concrétiser en toute beauté rose bonbon l’avènement de deux carrières. Tout d’abord, le sacre d’une réalisatrice féministe, Greta Gerwig, présentée sur sa fiche Wikipédia comme une incarnation du “renouveau des réalisatrices” et l’un des visages phares de l’ère post me-too.
Et en second, la confirmation du talent très bankable de Margot Robbie, actrice australienne échappée du soap opera local “Neighbours” pour incarner aux States deux blondes qui ont marqué leur époque : Sharon Tate dans “Once upon a time… in Hollywood ” de Tarantino en 2019 et Tonya Harding dans “Moi, Tonya” de Craig Gillespie en 2017.
Ce dernier lui valant reconnaissance et nominations multiples dans la catégorie meilleure actrice, des Bafta aux Oscars en passant par les Golden Globes. “Barbie” avait effectivement sur le papier tout ce qu’il fallait pour rapporter couronnes et lauriers aux deux femmes grâce, autant à la première grande déconstruction du mythe sur grand écran qu’à la bénédiction de Mattel pour la prod.
En fait, le film promettait la mise en orbite des prénoms Greta et Margot, accolés pour la vie à celui de Barbie, la poupée star des gamines du monde entier, et au-delà ! Quand on y réfléchit, ce n’est pas rien !
Pourtant, aux Oscars 2024, si “Barbie” obtînt bien sa nomination dans la catégorie meilleur film, ni Greta la réalisatrice, ni Margot l’actrice, n’eurent de nomination ! En revanche, Ryan Gosling eut la sienne pour le second rôle et tout le monde médiatique s’est pâmé devant son interprétation du titre “I’m just Ken”, nommé dans la catégorie meilleure chanson.
Un contraste saisissant quand on repense à l’affiche du film montrant une Barbie triomphante, juchée sur l’épaule de Ken comme s’il n’était qu’une échelle.
“Je ne suis que Ken” dit la chanson en français, comme pour dire : je ne suis qu’un accessoire, un faire-valoir. L’ironie de la langue anglaise a donné naissance au mot outsider.
Sans équivalent en français, il traduit pourtant bien la situation. Celle du cheval moyen mais bien brave, présent dans la compète uniquement pour faire de la figuration, qui s’élance sans prétention et, n’ayant rien à perdre, fait sa course comme un dératé pour terminer à la surprise générale en première position, loin devant le super cheval ultra-coté et méga-favori, qui n’aura vu de la victoire que l’arrière train du cheval moyen franchissant la ligne d’arrivée. L’outsider, donc.
Où est l’ironie, me demanderez-vous les mains sur les hanches, un brin circonspect ! Et bien, je pense que pour beaucoup de gens aujourd’hui, “Barbie”, c’est devenu le film avec Ryan Gosling !
Un petit ami bonbon
C’est en 1961 que la société Mattel introduit la poupée Ken, soit tout juste deux ans après Barbie. Nommé en hommage au fils de Ruth Handler, sa créatrice, Ken est présenté au monde comme étant “le seul et véritable petit ami de Barbie”. Pourquoi ? D’abord parce qu’au sortir des années 50, une jeune femme sans homme ne peut être qu’un laideron ou une vieille fille, voire assez souvent les deux, donc pas de ça pour Barbie. Et surtout, parce que Barbie, ce n’est pas une-Marie-couche-toi-là ! Si Ken n’est qu’un accessoire, il deviendra celui-là. La caution morale de Barbie. Et son utilité s’arrête pour ainsi dire là !
En 1961, la première version du mec idéal version Mattel n’a, et c’est le moins que l’on puisse dire, absolument rien d’un GI Joe. Rudimentaire au possible, avec des bras non articulés et une coiffure en casque, il a un physique enfantin, lisse et maigrelet, avec un joli short de bain rouge fraise, de charmantes claquettes assorties et une serviette de plage jaune sorbet.
Le premier Ken de l’histoire semble n’avoir été conçu que pour être un petit ami bonbon. Il fait gentil, timide, sans réelle personnalité, surtout son apparence est non menaçante. De là à dire qu’il fait un peu Gay… Ce ne serait pas la première fois qu’une jolie fille aussi pulpeuse qu’indépendante s’affiche avec un petit ami mignonnet comme un cœur et inoffensif comme un chaton. D’ailleurs, comme pour Barbie qui a hérité d’une généreuse paire de seins mais pas de tétons, Ken n’est pas gratifié d’organes génitaux.
Heurter la sensibilité des mères de famille étant une prise de risque commerciale, une bosse à l’endroit approprié fait, et c’est encore le cas, office de compromis. Et puis cela n’impacte pas les coûts de production… Un Ken asexué, imberbe et gentillet. Autant dire que les rumeurs d’homosexualité sont nées dès les origines du personnage, dès le premier carton d’emballage.
The new Ken
Les choses étaient censées changer dès les années 70 avec l’arrivée du nouveau Ken. Finis les bras tendus et gringalets, finis les cheveux en feutre qui tombent si on les mouille, et finis les lèvres pincées et le regard niais. Désormais, sa tête peut tourner à gauche comme à droite ! Ses bras et ses jambes se plient. Ken a fait de la muscu et toute sa tronche a subi un relooking : une coiffure en plastique moulée et stylée, des fossettes sexy et un sourire béat ultrabright.
Ken est devenu un mec de son époque, avec pléthore de fringues comme Barbie. De Ken en combi moulante disco à Ken fashion jean avec poitrail saillant et chemise entrouverte, de Ken Malibu à Ken chevalier servant en smoking de soirée à patte d’eph, tout y passe, y compris le modèle avec option favoris et moustache. En blond comme en brun, avec ou sans brushing impeccable, il est également multi-accessoirisé. Des bijoux, des ceintures, des montres, des lunettes, des chemises, des shorts… et des chaussures, autant que vous pourriez en rêver. Une vraie Diva !
Mais toujours rien entre les jambes ! Le seul vrai changement auquel tout le monde aurait pu s’attendre n’avait donc pas eu lieu ! Si sa zone génitale a effectivement été remodelée pour davantage d’effet une fois fringuée, il semble que chez mattel, la révolution sexuelle de ces années là n’ai pas vraiment eu d’impact. Aussi modernes que soient leur apparence, leurs fringues et leurs univers, Barbie et Ken s’aiment d’un amour platonique comme dans un film des années 40, donc pas de sexe avant le mariage. Pour le commun des mortels, Ken reste aussi beau que vierge !
Mais déjà, pour les gays des seventies, experts en garçons, les rumeurs commencent à devenir des certitudes. Des mecs aussi beaux que vierges, ça n’existe pas. Même si certains se déguisent en curé. Ken serait-il l’incarnation version poupée du gay dans le placard ?
Soudain, 1993
En 1993, sans crier gare, Mattel se dévergonde, réinvente le personnage et lance en fanfare Earring Magic Ken. Un Ken new look débarque en rayon, inspiré des clips musicaux de MTV et des danseurs de Madonna. Sauf que le monde a évolué et davantage de gens savent ce qu’il en est réellement de ces gentils garçons aussi beaux que vierges. À peine le new new Ken mis en vente, la presse américaine lance une campagne qui ne peut être décrite que comme un exemple caractéristique de la “panique gay”. Ou la gay panic defense en V.O.
À savoir une stratégie on ne peut plus légale et toujours en vigueur dans 48 États américains qui consiste à expliquer la violence d’un accusé par une folie temporaire liée à des avances sexuelles d’une personne du même sexe ! Une circonstance atténuante en quelque sorte.
Avant d’aller plus avant dans la bronca essuyée par le new new Ken, peut-être vaudrait-il mieux le décrire en quelques mots : des cheveux méchés, un haut en maille, une chaîne de cou, un gilet en cuir violet et une boucle d’oreille pour finaliser le tout.
Si certains journalistes se sont amusés des nouveaux accessoires de Ken, d’autres, bien plus conservateurs ont écrit des articles entiers pour exprimer leur extrême dégoût. Au pays des va-t-en-guerre que sont les U.S.A, le new new Ken devînt rapidement pour certains le symbole que le monde va en enfer avec un sac à main ! “Les petites filles d’Amérique doivent savoir que la plupart d’entre nous n’est pas et n’a jamais été comme Ken” s’empressèrent de rappeler d’autres médias.
En juillet 1993, le Chicago Readers en fait sa une avec pour titre : Ken Comes Out. C*ck Ring Ken, sera le titre d’une autre tribune pour un autre journal. Earring Magic Ken devient la risée.
On parle d’infiltration queer de la culture populaire, d’appropriation irréfléchie de la culture gay par les hétérosexuels. On a plaisanté sur lui dans The Tonight Show avec Jay Leno et la poupée a reçu le prix de la “Réalisation douteuse de l’année” par le magazine Esquire. Enfin, et pire que pire que tout ! Dans le numéro du 23 mars 1993, le magazine gay The Advocate suggère à ses lecteurs d’acheter la poupée, félicitant Mattel au passage en raison de son changement de marque.
Pour ses détracteurs, l’article du magazine gay officialise le désastre. Ken n’est plus l’inoffensif petit ami accessoire de Barbie la jolie à la sexualité ambiguë, Ken est gay ! Diantre. Dès la fin de l’année, Earring Magic Ken aura disparu des rayons.
I’m just Ken
Tout ceci nous ramène à aujourd’hui, à Ryan Gosling et à son interprétation de Ken, la star du film “Barbie” pour beaucoup de gens. En 2010 déjà, pour la sortie de “Toy Story 3”, le même phénomène avait pu être observé.
Si le film se focalise principalement sur Woody et Buzz l’éclair, l’arrivée de Barbie dans le monde des jouets de la série devait être l’une des grandes attractions. Pourtant après coup, tout le monde ne se souvient que de Ken ! De son humour emphatique, de son style maniéré, de sa Dreamhouse comme de ses différentes tenues.
Comme pour le film de Greta Gerwig, cette anecdote soulève plusieurs questions. Peut-on faire un film avec Barbie sans la présence de Ken ? Si Ken n’est qu’un accessoire, pourquoi son absence d’un film avec Barbie serait-il une déception ? Barbie toute seule ne serait-elle pas suffisamment rigolote ? Suffisamment décalée ? Suffisamment farfelue ? Il faut croire que non !
Une chose est certaine, dans l’imaginaire collectif, Ken est désormais souvent associé à ce garçon qui peine à sortir du placard. Cela nous mène alors à cette ultime question. Ken ne symboliserait-il pas aux yeux des petites spectatrices comme des plus grandes tous ces gentils garçons croisés au fil de la vie, toujours rigolos, toujours décalés et adorablement farfelus ?
Ces garçons qui enlacent facilement mais qui ne parlent jamais de sexe ? Le genre de gentils garçons que l’on a tous été au moins une fois. Involontairement, Mattel n’aurait-il pas fait de Ken l’incarnation caricaturale du gentil gay copain bonbon. Celui qui comprend les filles. Celui qui partage leurs secrets. Celui qui conseille pour être encore plus belle. Celui qui fait rigoler, qui rend tout léger.
Finalement, le même qui, un beau matin ou au détour d’une soirée, prend son courage à deux mains, l’air grave et le ton solennel pour annoncer son homosexualité à sa meilleure copine. Celui qui récolte alors en retour des yeux pétillants de petite fille, un minois attendri et un extatique : Rroohh… T’es trop mignon !
“Trop mignon de quoi ? dirait le comique Alex Ramires, On n’est pas des chatons !”