Pourquoi les gays aiment-ils autant les comédies musicales de l’âge d’or de Hollywood ?
Deux monstres sacrées de la comédie musicales s’en sont allé
En quelques années, la comédie musicale américaine a perdu deux de ses plus grands manitous. Jerry Herman, tout d’abord, qui nous a quitté en 2019. Puis dernièrement, Stephen Sondheim, en 2021.
Pourquoi parler de grands manitous plutôt que de grand messieurs ? Parce que chez les indiens d’Amérique, un manitou était un personnage inhabituel et puissant. Un dieu aux pouvoirs surnaturels.
Et il faut être un dieu comme Jerry Herman pour récupérer une pièce comique de Thornton Wilder (« The Merchant of Yonkers » – 1955), elle-même dépoussiérée d’une comédie en un acte du 19ème siècle, elle-même retapée d’une pièce allemande de 1842 (Einen Jux will er sich machen ») et faire de tout ce fatras « Hello Dolly » à Broadway plus d’un siècle plus tard en 1964.
Il faut avoir également les pouvoirs surnaturels de Stephen Sondheim pour reprendre « Romeo and Juliet » du grand Shakespeare, transporter tout son univers d’intrigues, de romance et de drame à Manhattan, et faire chanter tout ce petit monde dans « West Side Story » en 1957. Beaucoup ont tenté de faire chanter Shakespeare , beaucoup s’y sont cassé les dents.
Si l’on respecte la tradition du manitou indien, on sait qu’un Dieu à son royaume, et le royaume de ses deux Dieux là s’appelait et s’appelle toujours Broadway, le temple de la comédie musicale.
Pourtant, c’est de l’autre côté du pays que la comédie musicale entre réellement dans la légende, en devenant populaire.
Les années 40 et 50 virent le règne de ces comédies musicales. Certaines étaient des adaptations de Broadway, d’autres étaient des créations originales. La légende raconte que derrière ces films se cachait une armada de gays, aussi bien à la création musicale qu’à l’élaboration de costumes ; de la chorégraphie comme à la prise de vue. Arthur Freed, le plus grand producteur de l’époque, travaillait pour la MGM et avait son unité de production autonome : la Freed Unit, que certains colporteurs de ragots rebaptisaient à l’époque la Fairy Unit.
Des colporteurs bien renseignés, n’en doutons pas. L’autre cliché voudrait qu’il y avait presque autant de gays derrière la caméra que de gays assis dans la salle de cinéma.
Loin de moi l’idée de renforcer ce stéréotype mais il serait tout de même intéressant de se replonger dans quelques souvenirs musicaux endiablés et tenter de percer ce mystère légendaire, voire existentiel : pourquoi les gays aiment-ils autant les comédies musicales ? Ou plutôt, pourquoi adorent-ils follement celles de l’âge d’or de Hollywood en particulier ? Voici quelques indices. Attention âmes sensibles, ça va un peu piquer les yeux.
De beaux tableaux hors du monde en Technicolor
Le technicolor est un procédé aussi vieux que le cinéma. Initié par la Technicolor Motion Picture Corporation dès 1914, le procédé complexe de tournage à l’aide de caméras spécifiques à trois négatifs pour les trois couleurs primaires que sont le bleu, le rouge et le vert entre en phase industriel dès la fin des années 30, avec la sortie coup sur coup des « Aventures Robin des Bois » en 1938 et de « Autant en emporte le vent » l’année suivante.
Subitement, le film en technicolor devient rentable malgré ses coûts exorbitants. La question est : pourquoi la couleur fascinait-elle tant les spectateurs de l’époque ?
Déjà, un film en couleur était pour le spectateur des années 30 une innovation technologique sans précédent. Pourtant le procédé à de nombreux défauts. D’abord le Technicolor donne à la prise de vue un manque de naturel.
La définition est moins bonne que pour un film classique en noir et blanc, le rendu reste contrasté mais c’est essentiellement dû au couleurs, épaisses comme le seraient de grosses couches de verni.
Pire, les couleurs sont trop saturées, chaque plan ressemble à un gros gâteau multicolore. Le résultat donne un rendu hors du monde, irréel pour ne pas dire irréaliste.
Ça tombe bien, c’est exactement ce dont a besoin la comédie musicale pour vendre du rêve. De grosses louches de couleurs éclatantes pour créer du magique, du féerique. Une illusion de réalité qui confine au merveilleux, ce qui justifie l’irruption de la couleur dans « Le Magicien d’Oz » en 1939.
Dorothy quitte son Kansas tout tristoune et noir et blanc comme un gay fuit la réalité pour un univers parallèle aux couleurs chatoyantes comme l’arc en ciel. La magie du technicolor, c’est un peu ça. Avec la couleur, le spectateur des années 30 entrait dans un autre monde, une toute nouvelle dimension.
Des histoires acidulées, douces comme le miel
La couleur au cinéma a longtemps été vouée à exprimer la fantaisie, la légèreté. Si de nombreuses comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien exaltent la famille, les amours naissantes et la fougue de la jeunesse, ils ont surtout pour objectif premier d’apporter de la joie.
A gay musical comme on disait à l’époque signifiait que sous l’épais vernis pimpant de ses couleurs chatoyantes, chaque comédie musicale déroulait une intrigue légère comme une bulle de savon, à des kilomètres de toute modernité brutale ou environnement hostile. Des petits bonbons comme autant de Feel good movies où les rebondissement pourraient se résumer ainsi : Boy meets girls, boy loses girl, boy sings a song and gets girl.
Le tout dans une Amérique de cocagne, propre sur elle et bien blanche. Pas de quoi ravir un homosexuel, me direz-vous ! Mais pas de quoi lui prendre la tête non plus. Surtout pas ! Car l’important est ailleurs. Il faut que l’histoire soit simplette pour que le meilleur soit apprécié. À savoir, les chansons !
Des chansons qui parlent aux gays ?
Qu’elles abondent d’expressions de romance frustrée, d’amours contrariés, de rêves inatteignables ou d’affection sans limite, les comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien regorgent de chansons exprimant toutes les nuances de l’amour et de l’espoir. En voici pèle-mêle quelques unes avec quelques paroles :
Let’s face the music and dance (Follow the Fleet – Irving Berlin)
There may be trouble ahead
But while there’s moonlight
And music and love and romance
Let’s face the music and dance
Can’t Help Loving that Man (show boat – Jerome Kern & Oscar Hammerstein II)
He can come home as late as can be
Home without him ain’t no home to me
Can’t help lovin’ dat man of mine
Et n’oublions pas :
Over the rainbow (The Wizard of oz – Yip Harburg & Harold Arlen)
Somewhere over the rainbow, way up high
There’s a land that I heard of, once in a lullaby
Somewhere over the rainbow, skies are blue
And the dreams that you dare to dream really do come true
Si tous les compositeurs de chansons n’étaient pas gay, tous évoluaient en tout cas dans un environnement plutôt gay friendly, même si le terme n’existait pas encore. Pour les compositeurs gay, on peut citer au hasard Roger Edens, Cole Porter, Lorenz Hart. D’autres étaient, et restent encore l’objet de fortes rumeurs, comme George Gershwin, Burton Lane et sûrement beaucoup d’autres, bien moins connus.
Les paroliers savaient formuler des refrains qui exprimaient tous les aspects de l’amour. Chantées généralement par le premier rôle féminin du film, ces ballades sentimentales restent des standards dans la communauté gay du monde entier.
Pleines de sous-entendus, il faut les avoir chanté au moins une fois dans sa salle de bain pour en mesurer toute leur saveur et surtout, leur grande capacité à coller au mot près à toute une imagerie gay.
The man I love (Lady be good – George & Ira Gerswhin)
Someday he’ll come along
The man I love
And he’ll be big and strong
The man I love
And when he comes my way
I’ll do my best to make him stay
Une actrice belle et irréelle
Qu’elles s’appellent June Allyson (Good News – 1947), Jane Powell (A date with Judy – 1948), Betty Grable (Down Argentine way – 1941) ou Rita Hayworth (Cover Girl – 1944), toutes ont pour point commun d’avoir été véritablement révélées par les couleurs chatoyantes du Technicolor.
Ultra maquillée pour bien imprimer la pellicule, l’actrice principale de la comédie musicale américaine de l’âge d’or hollywoodien est l’élément essentiel à prendre en compte si l’on veut mesurer tout l’attrait de ces films sur les gays.
Car bien que l’objectif premier était d’atteindre un public de familles et surtout de femmes, la mise en avant de personnages féminins, transformées en ravissantes créatures hors du réel par les contraintes de la prise de vue en Technicolor, ouvre le champs à toute une réinterprétation à forte sensibilité gay du film en question.
Qui ne s’est pas ébahi devant Marilyn Monroe dans sa célèbre robe bustier en satin rose du costumier Travilla (Gentlemen prefer Blondes – 1952). Qui n’a pas admirer Audrey Hepburn descendant les marches du Louvres dans sa robe de mousseline rouge du créateur Hubert de Givenchy (Funny Face – 1957). La star de la comédie musicale est à la fois mannequin, danseuse, chanteuse et actrice.
Une poupée Barbie vivante et toujours parfaite, aux tenues extravagantes ou très sages mais toujours élégantes.
Une Barbie ballerine également, qui virevolte avec grâce dans des numéros musicaux où justement, chaque geste, chaque mouvement de bras ou de main, chaque soutien de buste, port de tête et autres ondulations du corps diverses et variées révèlent une séduction distinguée.
Le tout dans des chorégraphies savantes et bien travaillées dont certains maîtres s’appelaient Hermes Pan ou encore Charles Walters. Des chorégraphies reproduites au mouvement près par nombres d’artistes transformistes dans les cabarets du monde entier.
Pour finir, l’actrice de comédie musicale hollywoodienne est une Barbie adorable.
Plâtrée pendant des heures au département maquillage pour être filmée en gros plan sous des projecteurs aux lumières aveuglantes et chaudes à faire bronzer une endive, elles se retrouvent sur grand écran, parfaite de partout, le regard pétillant et toujours souriante. Amoureusement filmées qu’elles étaient par des réalisateurs comme Vincente Minelli ou George Cukor.
Une identification totale à l’actrice principale
Pour faire court, si les gays aiment tant les comédies musicales de l’âge d’or, c’est très probablement parce que nombres de gays travaillaient de concert à l’élaboration de ces films et qu’ils étaient présents à toutes les étapes du processus.
Il était dès lors inévitable qu’un certain esprit gay, qu’une certaine sensibilité imprègne le film. C’est cette ambiance, cette atmosphère particulière qui s’en dégage qui les rendent si populaires. Le deuxième élément pourrait être le personnage féminin, souvent central dans ce genre de production.
Or, l’actrice principale étant la muse de tous ces messieurs derrière la caméra, on ne peut qu’immanquablement retrouver dans le personnage construit pour elle et pour le film des traits d’humour, des attitudes ou une certaine flamboyance typiquement révélatrice d’un regard, d’une conception de la féminité relevant d’une certaine finesse homosexuelle.
Le résultat pour le spectateur gay de l’époque comme pour celui de nos jours est alors bien souvent une totale identification à l’héroïne, même à son corps défendant. Ou plutôt disons une identification totale à l’actrice, car il faut admettre que les personnages joués par celles-ci sont plutôt plats.
Il vaut mieux davantage compiler tous les personnages joués par une actrice donnée que d’analyser chacun de ses rôles au fur et à mesure. C’est cette compilation qui permet de prendre du recul et d’observer l’image de l’actrice. L’image que le studio avait façonné pour elle. Celle qui était destinée à être aimée des spectateurs.
Un personnage public qui devait permettre l’identification au delà du personnage interprété, pour ne pas dire quel que soit le personnage interprété. Un personnage public que les réalisateurs, les scénaristes, les paroliers, les chorégraphes, les maquilleurs, les costumiers, et toute personne derrière la caméra d’une comédie musicale devait inclure dans son cahier des charges.
De Rita Hayworth, la déesse de l’amour (The love Goddess) à Betty Grable, la Pin-Up Girl de tous les GIs de la seconde guerre mondiale en passant par Carmen Miranda, The Brazilian Bombshell, toutes, sans exception, étaient avant tout des constructions.
Et aucune actrice ne correspond le mieux à cette vision des choses que Judy Garland.
À elle toute seule, Judy Garland incarne l’amour des gays pour la comédie musicale hollywoodienne de l’âge d’or, et l’identification totale du spectateur à sa star. Au point qu’encore aujourd’hui, on ne regarde pas une comédie musicale avec Judy Garland, mais un film de Judy Garland.
Toute la carrière hollywoodienne de l’actrice sera fondé sur une construction hyper simplette, voire fleur bleue, mais rudement efficace.
Tout comme Dorothy, pauvresse esseulée, orpheline et naïve, brutalement expédiée d’un jet de tornade par delà l’arc en ciel dans un monde magique en Technicolor, Frances Gumm, une gamine quelconque, est arrachée de l’obscurité grâce à sa voix par la grande Metro-Goldwyn-Mayer qui la bombarde star sous le nom de Judy Garland.
La suite, comme une grande partie de ses rôles, sera à l’avenant. Comment faire star quand on se sait ordinaire ?
L’un des plus célèbres biographes de la star, le chercheur Richard Dyer avait résumé le processus d’identification des gays avec elle comme suit :
« Like Judy Garland, gay men are brought up to be ordinary. One is not brought up [to be] gay » – Richard Dyer
moi je suis fan de l’âge d’or d’Hollywood en général !! … 😉
Moi aussi, j’adore