Comment la Rome antique puis la photographie influencèrent le nu masculin
Victoria, une Reine pas très Queen
D’abord, l’époque. Il suffit de voir un des innombrables tableaux magnifiant jusqu’à l’extrême du sublime la Reine Victoria (1819 – 1901) pour en déduire, sans trop se forcer, que son altesse avait toutes les caractéristiques de la souveraine déifiée de son vivant. Une déesse vivant tout là haut, dans une olympe empesée faite de bienséance et de protocoles élaborés l’isolant du réel, perchée au dessus de son époque et largement plus au dessus encore du commun de ses mortels sujets. La Reine Victoria était à la fois Reine du Royaume-Uni, ce qui était déjà pas mal, mais en plus Reine d’Irlande, d’Australie et du Canada, le tout sans y avoir jamais mis un pied. J’oubliais, elle régna aussi sur les Indes en se faisant couronner Impératrice, sûrement pour changer. Reine dès ses dix-huit ans, la jeune célibataire vivait avec sa maman à Buckingham. Elle se maria en 1840 et je vous dévoile un scoop, elle était vierge ! Une nuit de noce, qu’elle décrira comme une extase, et elle enfanta neuf mois plus tard. Elle enfantera ainsi sans discontinuer jusqu’en 1857 au rythme d’un enfant tous les deux ans, puis tous les trois-quatre ans, l’âge venant. Mais pourquoi s’arrêter en 1857, elle qui était si bien partie ? Mais parce que son mari mourut en 1861, pardi ! Inconsolable, la jeune veuve (42 ans) porta le deuil comme un nouvel ornement et se cloîtra comme une abbesse avant d’accepter de reparaître en public dix ans plus tard, toute de noir vêtue, couleur qu’elle porta jusqu’à la tombe. Voilà en quelques mots un aperçu du profil de femme qu’était la Reine qui allait donner son nom à l’époque qui l’avait vu régner : l’époque Victorienne. Les femmes y portaient des corsets bien serrés et des crinolines à froufrous, les hommes, des redingotes sombres et des hauts de forme rigides.
Enfin les femmes et les hommes du monde car les gueux, et il n’y a guère d’autres appellations plus réalistes, portaient ce qu’ils pouvaient et travaillaient comme des forçats dans les usines, alors en pleine expansion en cette époque que l’on qualifiait de révolution industrielle. Les mœurs étaient donc à l’image de la reine : prudes et guindés. Les valeurs moralistes et religieuses étaient des lois. Le mariage et les enfants, l’ultime but d’une vie. Dans cet univers là, si l’existence même de l’homosexualité était rarement un sujet de débat, le mot lesbienne n’existait tout simplement pas. L’homosexualité féminine était une hérésie, l’homosexualité masculine, tout bonnement une maladie. Une vie de pervers faite d’ombre et de péchés, de luxures et d’indécence. Heureusement, la société Victorienne était pétrie de piété et toujours généreuse en charité chrétienne, elle proposait donc des cures : l’abstinence ou la prière étaient les plus vivement recommandées. D’autres cures, plus légales, étaient proposées aussi, elles s’appelaient prison à vie ou travaux forcés. Oscar Wilde (1854 – 1900) et tant d’autres l’apprirent à leurs dépends mais pour la plupart, les homosexuels Victoriens préférèrent opter pour ce bon vieux système D millénaire par excellence, plus efficace et qui fait encore des merveilles dans de trop nombreux pays aujourd’hui : le placard !
Une époque pleine de nus
Venons-en maintenant à la peinture. Aucun rapport, me direz-vous ! Mais je vous parle de la représentation du nu masculin dans la peinture. Vous voilà tout de suite plus intéressé ! Il n’y a aucune mention nulle part sous entendant que la Reine Victoria se soit un jour intéressée au sujet du nu masculin et vu le portrait que je viens de vous en faire, je doute sérieusement que ce fut le cas. Mais la Reine Victoria a donné son nom à son époque, donc tout ce qui touche au 19ème siècle anglais s’inscrit obligatoirement dans les coutumes et les mœurs de cette société dite Victorienne. Et il se trouve que peu de temps avant que sa majesté ne naisse (enfin… plus de cinquante ans quand même !), les sites de Herculanum (en 1738) et de Pompéi (en 1748) furent mis à jour. Cela provoqua une onde de choc artistique considérable et sans précédent. Le nu, et pour ce qui nous importe davantage, le nu masculin, celui-la même qui avait été remis au goût du jour à la Renaissance avant d’être de nouveau considéré comme shocking peu de temps après…, oui ce nu masculin sans entrave ni pudeur à la Michel-Ange, ce nu masculin pur et biblique comme l’était Adam planté devant Eve, ce nu masculin là redevenait tendance. Mieux, ses racines gréco-romaines en faisaient l’origine de l’art, sa quintessence même. Attention quand même, pas le nu comme ça, genre à poil crado dégueulasse qui s’exhibe ! Il fallait que ça fasse Grecque ou que ça fasse Romain, enfin que ça fasse comme à Pompéi, quoi ! Sacré et tout le tralala. Voilà comment naquit la peinture néo-classique. Voilà comment le néo-classicisme s’empara du nu masculin dès la fin du dix-huitième siècle et pourquoi le siècle Victorien commença dans cet univers artistique là. Pourtant, ce n’est pas d’Angleterre que viennent les toiles les plus emblématiques de ce mouvement mais bien de chez nous, en France. Jacques-Louis David (1748 – 1825) acheva “Le Serment des Horaces” en 1785.
Outre les trois jeunes femmes éplorées sur leur banc dans un coin du tableau, l’attention est portée sur les trois frères Horaces prêtant serment à leur père avant de partir à la guerre et d’y vaincre ou d’y mourir. Si c’est beau comme du Rome antique, c’est parce que c’en est. L’histoire est légendaire, les frères Horaces affronteront en combat singulier les frères Curiaces de la ville d’Albes pour défendre la cité de Rome. Il ne vous aura pas échappé toutes les vertus mâles et viriles qui se dégagent du tableau. Les têtes sont hautes et les regards sont fiers. Pas de femmelettes effrayées devant le combat où la mort dans cette esthétique néo-classique : les hommes se tiennent les uns les autres pour ne faire qu’un seul corps, athlétique, fort et tout en puissance. Leur trois bras ne forment presque qu’un seul membre, comme un glaive bien tendu, bien vigoureux. L’assise de ce gaillard à trois têtes est solide, il repose sur six jambes robustes et musclées. Ces trois hommes sont à l’image de leur père, un corps pour le corps à corps du combat. Ces hommes là sont des vrais, ils inspirent le patriotisme, l’idéal du mâle qui fonce et qui pense après, celui pour qui le sacrifice et l’honneur sont des valeurs hautement héroïques dont leur corps, tout entier, ne font que servir. Le charnel, le sexuel, l’homosexualité qui s’en dégage ne peut exister que dans l’œil du pervers qui ne pense qu’à ça !
L’homme Victorien, héro digne d’un Romain tout nu
L’image de l’homme ainsi portée aux nues correspond exactement à la vision de l’homme Victorien, telle que perçue par ses contemporains. Un homme, qui n’est pas forcément un héro, c’est évident, mais qui aspire à de hautes valeurs morales. Il est hétérosexuel, blanc, marié, bon père de famille, bon gestionnaire et plus éduqué que ses aïeux. Il a des convictions religieuses aussi et il sait faire preuve de charité envers ceux qui n’ont ou ne sont rien. L’homme Victorien est un pilier. Il est le pilier de la famille, il travaille ou il fait fructifier son argent, il est donc également un pilier pour le pays. Les faits que la femme Victorienne n’ait ni le droit de vote, ni le droit d’avoir un compte en banque, ni le droit de décider pour elle-même des grandes orientations que prendront sa vie amplifient l’importance morale et sociale du pilier que se doit de représenter tout homme à cet époque. “Les Sabines”, autre grande œuvre que Jacques-Louis David terminera en 1799 illustre jusqu’à la caricature cette vision de la masculinité.
Encore une fois, il s’agit de la Rome antique et l’histoire est légendaire. Encore une fois, des Romains se battent contre une peuplade extérieure, ici les Sabins d’Italie centrale. Sauf que cette fois, on est en plein combat. Nous sommes plongés au cœur de la bataille, là où le mâle se révèle, là où il s’héroise. Donc plus question de fringues qui gâchent la virilité et empêchent les énergies, la force doit être nue car elle est pure. Des casques pour la forme et pour savoir qui est qui, d’accord, sinon, c’est cent pour cent pur muscles. Les fesses sont rebondies, les torses robustes, les jambes athlétiques et les bras vigoureux. Les regards sont autoritaires et déterminés, les attitudes fières. Les postures sont toutes en puissance et le corps à corps semble imminent. Pas de place pour le blabla, on est dans l’immédiateté, le réflexe sanguin. Seuls deux positionnements sont possibles : actif et attaquer, passif et se défendre. Attention quand même, on est dans une toile néo-classique pré-Victorienne et mythologique nourrie d’idéal patriotique et de valeurs divines quasi religieuses. Pas de place pour l’homosexualité ici. Pas de sexuel caca dégueulasse. Les corps sont lisses. Pas de poils, pas de sexe en vue. On se bat tout nu mais on se bat en tout bien, tout honneur. Autre chose encore, un élément d’importance, vous aurez remarqué au centre de la toile, des femmes, les fameuses Sabines, tentant de séparer Romains et Sabins. Et vous aurez remarqué la figure centrale de ces fameuses Sabines : une jolie jeune fille blonde comme les blés, toute vêtue de blanc immaculé et les bras en croix. La belle est si blanche de partout qu’elle rayonne au centre de l’œuvre et qu’on ne voit plus qu’elle. Une belle oie prude et un peu nymphette qui dans un vrai combat n’aurait strictement rien à foutre ici. Une belle oie blanche qui en dit long sur l’idéal féminin de l’époque. Une image qu’incarnera la Reine Victoria, là aussi jusqu’à la caricature : blanche colombe couronnée, vierge au mariage, mère courage pudibonde et veuve en noir. Dans la peinture néo-classique les femmes sont des fées, des nymphes ou des muses… ça fait angélique, c’est léger, et ça suggère l’évasion… Pour finir et revenir sur ce qui nous intéresse, le nu masculin, vous aurez compris que si ces deux toiles sont pré-Victoriennes, elles contribueront néanmoins grandement à lancer le mouvement du néoclassicisme en peinture et ce mouvement imprégnera durablement la perception acceptable et acceptée qu’aura la société Victorienne de l’homme nu dans l’art… et dans la vie tout court.
Le nu masculin dans la vraie vie jusqu’au vrai nu dans la peinture
Si l’adolescente Victorienne de bonne famille est élevée dans l’idée qu’elle n’est qu’un bijoux fragile à marier qui ne doit pas s’encombrer la tête de pensées politiques, ni de chiffres financiers, il en va tout autrement de l’adolescent Victorien de même milieu. Un adolescent est un futur homme à responsabilités avec beaucoup, beaucoup de choses très importantes et stressantes à penser. Aussi est-il acceptable et même largement encouragé que les adolescents ou jeunes hommes Victoriens, quel qu’en soit le milieu, se détendent. Qu’ils dépensent et qu’ils évacuent toute cette pression sociale, notamment en batifolant gaiement entre eux dans les champs, en faisant du rugby ou du cricket. Le sport est sain, le corps masculin doit suer, à cette époque on y croit religieusement. Il est donc tout à fait normal que ces jeunes Victoriens délassent et détendent ces corps dans le plus simple appareil dans les rivières avoisinantes, après le sport, après l’usine pour les travailleurs, ou parce qu’il fait chaud, ou juste comme ça, pour le bien être. Bien sûr, à l’abri des regards féminins, ces nymphes insouciantes et délicates si facilement traumatisables. Un type à poil vautré sur l’herbe représente donc le repos d’un guerrier, de l’homme pilier moral de la grande Angleterre.
“Le jeune homme [à poil] assis au bord de la mer” du peintre français Hippolyte Flandrin en 1836 est un berger méditatif en communion avec les dieux, un éphèbe naufragé sur le toit du monde. Un type à poil pataugeant dans une rivière est un Athénien valeureux nageant dans les grands courants marins. Un type à poil qui sautille et fait des bombes est un Apollon conquérant qui plonge dans les éléments. C’est Poséidon, une communion avec la nature, un retour aux sources de la vie vraie, virile et infatigable.
Le Victorien Henry Scott Tuke (1858 – 1929), peintre de son état, dut en côtoyer beaucoup, de ses apollons, car l’un de ses tableaux les plus célèbres s’appelle justement “Les baigneurs” en 1885.
Sur une embarcation, on y voit trois éphèbes en tenue d’Adam. Si l’univers semble très différent du nu masculin néo-classique en vogue à l’époque, c’est parce que ça n’en est pas. Il est même tout le contraire. C’est du nu masculin réaliste. Le réalisme, c’est pas d’idéalisation, pas d’artifice et surtout, surtout pas de références mythologico-gréco-romaines-cuculs. On reste prude et chaste, pas de sexes apparents, pas de gestuelles déplacées. Rien qui ne suggérerait autre chose que la banalité du quotidien, la ruralité idéale… peut être même la pêche… allez savoir ! Pourtant Henry Scott Tuke savait très bien ce qu’il peignait : des adolescents affriolants qui étaient des modèles avec lesquels ils entretenaient des relations plus qu’ambiguës.
Une homosexualité quasi pédophile sous couvert de réalisme et de naturel, le réalisme signifiant peindre la réalité telle qu’elle apparaît au peintre. Vous remarquerez que dans la réalité de Tuke, les garçons sont tous imberbes et jeunes. Pas de gros, pas de moches, la banalité en action, d’accord, mais une banalité agréable à l’œil de peintre, une banalité de composition en quelque sorte.
En cette période du néoclassicisme finissant, la thématique des baigneurs jouissant des plaisirs du bain en toute banalité réaliste était d’ailleurs très courante dans tout l’occident, le français Frédéric Bazille (1841 – 1870) en avait fait son sujet de prédilection. Lui aussi devait être un grand amoureux de la pêche… comme l’atteste son œuvre impressionniste “Le pêcheur à l’épervier” en 1868.
Le nu réaliste, conséquence directe du nu photographique
Pour comprendre comment on est passé du nu masculin néo-classique nourri d’idéaux gréco-romains au nu masculin réaliste, il faut savoir que la première photographie à peu près digne de ce nom date de 1826. Les premières photographies de portrait seront créées la décennie suivante et cela aura des répercussions aussi importantes sur le nu masculin que les découvertes de Pompéi et d’Herculanum réunies.
La Reine Victoria n’est alors qu’une jeune souveraine inconsciente du réalisme assez plat que révéleront les premiers clichés d’elle des années plus tard.
Des clichés réalistes et fades qui trancheront violemment avec les beaux portraits somptueux qui la représentaient jusque-là. C’est donc la photographie qui fit descendre le nu masculin néo-classique de son olympe et c’est le peintre américain Thomas Eakins qui en est le plus parfait exemple. Son œuvre de 1885, et je vous le donne en mille, il s’agit de baigneurs à poil, s’appelle “The Swimming Hole”.
Artiste multicartes, Eakins avait très tôt saisi l’intérêt de la photographie et c’est d’après différentes photographies qu’il avait prises de ses étudiants batifolant dans la rivière qu’il composa son tableau.
Là encore, les corps restent prudes et chastes, et là encore, pas de gros et pas de moches.
Ce tableau d’un réalisme de composition est une œuvre importante dans l’histoire du nu masculin en peinture. Cependant, les clichés préparatoires à la création de ce même tableau feront eux aussi désormais partie de l’histoire. L’histoire de la photographie. Ils font en effet parti des premiers nu masculins jamais photographiés.
Au cours du vingtième siècle, cet art tout récent contribuera grandement à l’évolution du nu masculin et se débarrassera rapidement des pudeurs Victoriennes.
Cette photo des années soixante en est une preuve. L’esthétique ressemble à celle de Mel Roberts mais je n’ai pas pu retrouver le nom du photographe. Une chose est sûre et certaine en tout cas, il devait être, lui aussi, un grand amoureux de la pêche.
Quand on connait le nu masculins et qu’on l’accepte encore plus en beauté, en peinture etc, on trouve ça très joli et très beau
Tout à fait d’accord. Merci pour le commentaire.
Dans un style très correct, recherché, et plein d’humour, les illustrations viennent donner tout le relief à ce que crois avoir compris de l’auteur : partager le goût de la nudité masculine sans la banaliser ni en tirer de théorie profonde. Comme s’il cherchait à donner des “éléments de langage” comme on dit à ceux qui sont encore trop timides ou trop jeunes pour dire fièrement “jaime regarder des images d’hommes complétement formés à poils et qui n’ont rien à voir avec la pornographie. ” Félicitations.