Le Kamasutra date du VIème ou VIIème siècle. C’est un texte écrit en Sanskrit, une langue très ancienne, ancêtre de l’Hindi d’aujourd’hui. S’il est davantage un guide spirituel qui enseigne à la fois l’art de vivre, la séduction, la vie et l’amour dans le couple hétéro à des lecteurs aristocrates (les seuls de l’époque à savoir lire), je sais pertinemment que ce sont d’abord les illustrations de cul et autres acrobaties enamourées qui viennent à l’esprit. Ce sont d’ailleurs sûrement elles qui vous ont poussé à me lire jusqu’à cette ligne.
Figurez-vous pourtant que nulle illustration salace ne décore l’édition d’origine, si tant est qu’il en existe une. Le Kamasutra, c’est avant tout de la prose et de la poésie en quatrains. Pour ce qui est de Vātsyāyanas, son auteur, c’était un moine philosophe. Donc une personne on ne peut plus éloigné de la lubricité pornographique qui colle à l’objet littéraire qu’est le Kamasutra.
En fait, toutes les représentations dépravées qui échauffent les méninges rien qu’en prononçant le titre de l’œuvre sont postérieures au texte lui-même. Maintenant, j’entends votre questionnement. En tant qu’homosexuel, quel est l’intérêt d’un livre spécialisé dans l’art du coït hétéro ?
Et bien, outre que sur sept livres, seul le second est réellement consacré aux jeux amoureux en question, sachez que bien enfouie tout au milieu des dix chapitres qu’il contient, l’homosexualité apparaît, comme ça, au détour d’un vers ou à la fin d’une phrase. Car vous le savez bien, dans l’histoire de l’humanité, l’homosexualité est toujours là, quelque part, dans un détail. Suffit de savoir regarder.
Maintenant, le constat sous-jacent. L’homosexualité masculine est un aspect jugé naturel de la vie. Il est traité sans détour car considéré comme faisant partie intégrante de la nature humaine. En gros, le Kamasutra évoque l’homosexualité sans la glorifier ni l’approuver mais sans la condamner non plus. Et l’acte homosexuel encore moins. Pour en avoir un aperçu, je vous propose ces quelques citations piochées dans un article de Vinodh Rajan, doctorant en informatique et spécialiste en analyse manuscrite. Notamment ce 36ème vers (section 2 du chapitre 9) :
tathā nāgarakāḥ kecidanyonyasya hitaiṣiṇaḥ
kurvanti rūḍhaviśvāsāḥ parasparaparigraham
« Et de la même manière, certains habitants des villes qui désirent le bien-être de chacun et ont établi une confiance, font ce service [le sexe oral] l’un pour l’autre ».
Une ode à la fellation entre copains, pour se rendre service et faire du bien. Une ode conseillère et presque éducative. En voici la suite :
mama tāvatkuru paścāttavāpi kariṣyāmiti | yugapadvā dehavyatyā – sena rāgātkālamanapekṣamāṇāviti dvividham
Une fois traduit, ça donne ça :
« (Ils disent : ) Tu le fais pour moi maintenant, et je le ferai pour toi plus tard. » (Ou les deux le font en même temps), en retournant leurs corps, de la tête aux pieds, perdant tout sens du temps à cause de leur passion. (Ainsi) il y a deux façons (de le faire) ».
Comme quoi, on n’a rien inventé depuis le VIème siècle. On le disait plus poétiquement qu’un 69, c’est tout.
La littérature Hindoue traditionnelle et religieuse ne parle jamais d’homosexualité de façon directe. Il y est plutôt question de changement de sexe, de rencontre hautement homoérotique ou d’intersexualité. Le tout dans un écrin narratif flamboyant fait de contes et de légendes, oscillant sans complexe entre le symbolique divin et le folklore superstitieux. Il y est question de corps, d’âmes et d’avatars.
L’homosexualité, la confusion des genres ou l’androgynie totale peuvent y être une cause comme le résultat d’un concours d’événements où chaque circonstance relèverait du sacré. La malédiction, le sortilège ou la bénédiction voire le transformisme ou la réincarnation sont autant d’aléas mythiques propices à l’expérience d’homosexualité. Le tout, évidement, sur fond coloré d’histoires légendaires et de rituels hautement majestueux.
Je vous propose par exemple la relation entre Mitra et Varuna. Les deux hommes sont deux divinités souvent représentés comme des icônes de l’affection fraternelle et de l’amitié intime entre hommes. Le Brahmana, un texte religieux écrit en prose environ sept siècles avant Jésus-Christ les présente comme les deux phases alternées de la lune. Celle qui croît est Varuna et celle qui décroît est Mitra. Les deux se joignent par l’acte homosexuel.
Pendant la nuit de la nouvelle lune, Mitra implante sa graine à Varuna, ou lui injecte son sperme (selon les versions). Cette fertilisation démarrerait le nouveau cycle lunaire. Varuna se charge ensuite de rendre la faveur à Mitra la nuit de pleine lune suivante. Des chimères ancestrales dignes des légendes de dragons et autres fées me direz-vous. Que nenni. Dans l’hindouisme d’aujourd’hui, la procréation est découragée lors des nuits de la nouvelle et de la pleine lune, car ces nuits sont associées à des types inhabituels de rapports sexuels.
Khajuraho, une ville autrefois capitale religieuse, aujourd’hui destination touristique prisée, est située dans le nord de l’Inde actuelle. La ville est célèbre car on y trouve un ensemble de 85 temples répartis sur 20 kilomètres carré. Le plus important s’appelle le temple de Kandariya Mahadeva.
C’est le plus grand (20 m de large et 30,5 m de haut) et le plus décoré. Il est célèbre parce que ses murs extérieurs dépeignent des actes sexuels sous forme de sculpture explicites. Certaines dépeignent clairement des actes homosexuels. La plus connue dépeint un homme tendant la main au pénis en érection d’un autre. Dans une autre partie de la ville, sur le temple de Lakshmana, la sculpture d’un homme reçoit la fellation d’un autre, assis dans le cadre d’une scène orgiaque. De toute évidence, l’Inde antique avait l’air sympa. La question est : mais que s’est-il passé ? Pourquoi cette Inde là n’est-elle plus ?
Tout fut très rapide. Il y a 263 ans tout juste, l’Angleterre du très oublié Roi George II débarquait en Inde. On était alors en 1757. 20 ans plus tard, après la perte de la colonie américaine pour cause de déclaration d’indépendance, l’Angleterre se recentra sur les succès commerciaux accomplis par la Compagnie anglaise des Indes Orientales, qu’elle s’accapara. Elle en profita pour appliquer le droit anglais aux peuplades indigènes qui se trouvaient là. Entre temps, un bled paumé avait été acheté pour quelques shillings. Il fut prestement javelisé, gentrifié puis agrandi jusqu’à ce que le Kolkata merdeux des origines devienne la plus stylish Calcutta.
En 1858, probablement pour que cesse cette so British hypocrisy d’un peuple indien à la fois enfant et administré, l’Angleterre s’accapara toutes les terres et esclavagisa officiellement tout le monde, pour plus de pragmatisme. Les nouveaux sous-sujets de sa majesté vivaient désormais dans un Raj Britannique. Raj est un mot indien essentiel dans cette appellation. Il fait autochtone. Quoi qu’il en soit, ils dépendaient à présent d’une reine anglaise et bigote nommée Victoria, bombardée Impératrice des Indes en 1876. Elle mourra en 1901 sans y avoir jamais mis un pied. Avec elle, son ère victorienne et le code colonial qui va avec, l’Angleterre puritaine pénétrait l’âme indienne de façon définitive, dans les us comme dans les coutumes, et jusqu’au fin fond de chaque recoin du territoire.
En 1947, à grand regret, l’Angleterre se sépare de l’Inde. Non sans leur avoir laissé un petit cadeau : le puritanisme. Encore aujourd’hui, la sexualité hétéro hors mariage est vue comme une déviance. Les normes morales et familiales sont très fortes. La débauche ou l’idée de la débauche est traquée et Bollywood regorge de films à la sexualité prude et édulcorée.
Pour récapituler, 263 ans de colonialisme anglais ont contribuer à façonner une Inde contemporaine irréversiblement puritanisée, entre tea time et cricket, à des kilomètres du Kamasutra antique. Tout fut très rapide.
Pour finir, un peu de Bollywood épicé avec de beaux hindous.
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commentaires
Encore un très bel article.
On est un peu surpris de l'efficacité et de la durabilité des pratiques des colons.