Comment un jeune homosexuel bien élevé, fils d’amiral et issu d’une bonne famille bordelaise devient-il à l’âge adulte un militant fervent et hyperactif ? Quel est l’élément déclencheur qui transforme un féru de musique classique, grand pianiste amateur et futur professeur d’éducation musicale en collège, en esprit rebelle et sans compromission ?
Jean Le Bitoux est mort en 2010. Il y a déjà si longtemps. Aujourd’hui, un jardin public de la ville de Montreuil et la bibliothèque du Centre LGBT de Paris portent son nom. Et s’il existait un musée LGBT, il y serait grandement à l’honneur, c’est une évidence.
Pourtant, comme dirait la voix off d’un mauvais reportage biographique Tv, rien ne prédestinait un jeune gay intello gringalet à mèches à devenir le co-créateur du premier magazine gay à succès ayant pignon sur rue et vendu ouvertement en kiosque : « Gai Pied ». Le premier magazine gay à durer plus d’une décennie. Le premier à connaître un lectorat grandissant parmi les homosexuels et du coup, le premier magazine gay à permettre la visibilité, l’expression mais aussi la diffusion d’une sexualité différente par le biais de petites annonces de rencontre et de photographies érotiques.
Certes, entre le lycéen installé à Nice pour ses études musicales et le GLH-PQ (Groupe de Libération Homosexuelle – Politique et Quotidien) dont il devient membre une fois arrivé sur Paris, il y a tout un parcours. Un chemin de vie qui le mène jusqu’à se présenter comme candidat aux législatives dans le VIème arrondissement de Paris en 1978, soit un an à peine avant la création de « Gai Pied ». Certes, également, il y a l’énergie que donne la colère. L’époque n’est pas la même, l’homosexualité est un sujet encore hautement tabou dans la société française.
L’homosexualité n’est pas condamnée par la loi, mais elle reste « Ce douloureux problème » comme l’indiquait déjà le titre de l’émission radio de Ménie Grégoire en 1971, la grande reine de la confession en directe. En 1982, la gauche mitterrandienne met fin à la discrimination qui donnait la majorité sexuelle dès 15 ans aux hétérosexuels et à 21 ans pour les homosexuels, mais pour le commun des mortels de l’Hexagone, l’homosexuel restait le Pd, et le Pd, c’était une maladie mentale.
D’ailleurs elle le restera pour l’Organisation Mondiale de la Santé jusqu’en 1990. Enfin, il y a le rejet. Toujours grand pourvoyeur d’âmes tristes écartées du groupe et éternel grand créateur de volonté d’exister, teintée de rancune et d’envie de revanche.
Jean Le Bitoux est d’abord rejeté par les mouvements de gauche post soixante-huitards pour qui l’homosexualité, davantage qu’un non sujet, était une thématique de caniveau, pire que crade, en tout les cas obscène et au mieux incongrue dans leur vision de la société nouvelle, moderne et libérée.
Jean Le Bitoux est aussi rejeté par l’Éducation Nationale, qui voit d’un très mauvais œil son militantisme actif. Pour finir, il est rejeté par sa famille. Un père militaire et autoritaire qui n’adhérait pas franchement à la cause homosexuelle. Donc pour résumé, l’époque, la colère et le rejet.
Soit trois raisons suffisantes pour dévier de sa route une jeune Jean Le Bitoux de bonne famille, avide de vivre sa sexualité simplement.
Et si le moteur de son militantisme sans compromis se nourrissait d’une raison plus profonde, une raison qui réside en chacun de nous, même encore aujourd’hui ?
Pour cela, il faut nous tourner vers les sciences sociales et les études de genre. Les recherches du canadien Travis Salway, par exemple.
Travis Salway est un grand et beau blond canadien aux yeux bleus. C’est pourtant se qui se passe dans sa tête qui mérite le plus d’intérêt car le grand jeune homme ne se contente pas seulement d’être beau gosse, il est également docteur.
Épidémiologiste social, plus exactement. Ses recherches portent sur les inégalités en matière de santé dans le contexte de la stigmatisation. C’est dans ce cadre là qu’il travaille comme assistant professeur à l’université SFU (Simon Faser University) à Burnaby, à quelques kilomètres de Vancouver.
Il y intègre le département des sciences de la santé en 2019. Travis étant homosexuel lui-même, ses recherches l’ont poussé à étudier la communauté LGBTQ. Loin de moi l’idée de vous faire un vaste récapitulatif des résultats de ses travaux ou un résumé exhaustif de ses théories.
Je vais vous en résumer grossièrement deux des lignes directrices qui repose sur la grande découverte du monsieur, qu’il nomme « le stress minoritaire ». En fait, les deux lignes directrices en sont deux conséquences, parmi d’autres. Tout d’abord, comme je vous sens perplexe, je prends les devants : le stress minoritaire, qu’est-ce ?
Il s’agit du stress ressenti par toute personne se sentant constamment en minorité dans un groupe majoritaire donné. Si vous êtes, cher lecteur, gay comme je le suis, le stress minoritaire fait parti de vous, que vous le vouliez, ou le ressentiez, ou non. Selon Travis Salway, vous n’y échappez pas.
Le stress minoritaire, d’une façon ou d’une autre et à différents degrés selon l’individu et la personnalité, se manifeste par tout un schéma mental que l’on se construit de façon autonome pour vivre en société.
L’embryon de ce schéma mental voit le jour à l’instant T de la grande découverte. Non pas lors du coming out, encore moins au moment où l’on décide de vivre sa sexualité, même pas le moment où l’on s’accepte tel qu’on est. L’embryon de toute cette construction mentale naît au moment où l’on ressent confusément qu’on est différent. C’est dire si le schéma prendra du temps à déconstruire si vous allez consulter un psy.
Si vous êtes de couleur, votre différence aura assez tôt un sens, et puis vous ne serez pas seuls, l’un de vos parents étant généralement de fait lui aussi de couleur, sans parler de vos frères et sœurs, familles etc… Si vous êtes gay, c’est le jackpot ! Le stress minoritaire absolu ! Vous êtes différent et vous êtes le seul à le ressentir, en société comme en famille. C’est à dire sans relâche ! Généralement, à ce moment-là vous êtes encore tout pitchoune. Et il faut bien faire avec.
D’où des stratégies d’adaptation, le fameux schéma mental dont je vous parlais plus tôt. Un schéma que vous allez étoffer, consolider et améliorer au fil des ans au point qu’il vous semblera inexistant et même, diront certains, juste un bidule psycho-scientifico-bidon dont vous n’avez jamais eu besoin vu que vous êtes un grand garçon, solide et fort. Donc au dessus de tout ça !
Parmi les conséquences de ce stress minoritaire, je dirais pour rester grossièrement dans le résumé des recherches du Dr Salway que le schéma mental induit deux comportements (parmi d’autres) majoritaires. Le gay gentil, d’abord.
L’enfant, car il faut bien remonter jusque-là, se sentant différent, et se sentant également coupable d’être différent, saura tout au fond de lui qu’il y a quelque chose qui déraille.
Le fait d’être le bon garçon de la famille compense, quelque part, cette impression confuse qu’au fond, on n’est pas l’enfant de cœur à sa maman. L’enfant homosexuel, car il l’est déjà, aura donc tendance à être le gentil garçon serviable de la fratrie.
Celui sur qui on peut compter, le garçon mature et responsable, sensible et compatissant. C’est cette image, savamment et patiemment construite, que l’ado gay ou le jeune homme gay sent qu’il doit casser lorsqu’il fait sa sortie du placard à ses parents.
La deuxième conséquence importante du stress minoritaire, c’est le gay suicidaire. Tant de gens mettent d’efforts à paraître différents qu’on n’en oublie que pour ceux qui le sont vraiment, la charge est lourde, car elle est quotidienne.
Cette charge mentale consiste à se protéger, à s’adapter à la norme majoritaire dans le secret intime de son propre psychisme. C’est une charge pesante sur la durée car elle commence dès l’enfance.
Elle est responsable du mal être comme du fort taux de suicide chez les gays, mais également de toutes formes d’addiction, la drogue, l’alcool, ou le sexe, évidement.
Ma question de départ était celle-ci : Comment un jeune homosexuel bien élevé, fils d’amiral et issu d’une bonne famille bordelaise devient-il à l’âge adulte un militant fervent et hyperactif ? Lors du documentaire biographique réalisé par Hélène et Voto Barbé en 2010 sur Jean Le Bitoux après sa mort, ce dernier se remémorait l’époque où il n’était qu’une crevette de 10 ans, et ses souvenirs, non seulement répondent à la question, mais corroborent en creux les théories de Travis Salway.
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Pour ceux que ça intéresse, le document en entier est ici :
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commentaires
merci pour ce document, je suis né 2 jours avant jean Le Bitoux, étant à la campagne, travaillant beaucoup, j'avais de vagues informations sur cette époque, et sur les évènements parisiens. vu avec grand plaisir !
Merci pour ce commentaire Bernard. Je connaissais peu l'histoire de Jean Le Bitoux avant d’écrire ce post, c'était très enrichissant à faire. Merci de m'avoir lu et à bientôt.
David.