En 1977, la France toute entière vit dans une galaxie qui nous semble aujourd’hui bien lointaine. On compte à l’époque seulement trois grandes radios et uniquement trois chaînes Tv. Une galaxie à des années-lumière de nous, mais une galaxie toute petite, en fin de compte ! Tv comme radios soutiennent toutes sans sourciller les mêmes artistes. Des artistes bien propres sur eux dont elles font la promotion inlassablement. À la télévision, ça donnera de grands shows à paillettes à l’américaine.
C’est le règne de la variété avec un grand V. Maritie et Gilbert Carpentier en sont les producteurs stars et Claude François, le blondinet bondissant venu d’Egypte en est l’incarnation suprême, le chanteur à minettes par excellence. En 1977, ses trois plus gros succès sont Je vais à Rio, Toi et le soleil et C’est comme ça que l’on s’est aimé, enregistré en duo avec Kathalyn Jones, la belle américaine, sa dernière conquête. Trois titres rigolos au message léger comme une bulle de savon et aux paroles sucrées et simplettes comme un diabolo fraise, ou comme une lectrice de Podium, le « grand » mensuel « musical » de la décennie dont Claude François est à la fois le propriétaire, le gourou et le Dieu !
Un martien qui tomberait par hasard sur une des couvertures de cette « bible » pour jeunes pourrait jurer cracher que la France de 1977 est une adolescente qui glousse et que la musique est au post yéyé sautillant.
L’ennuie est que le monde version 1977, ce sont aussi d’autres jeunes français. Ceux-là se tournent davantage vers le hard rock de Led Zepelin, le Glam Rock de Bowie ou encore les débuts du Punk qui fait déjà pas mal de bruit.
Et je ne vous parle même pas du retour tonitruant sur le devant de la scène des Rolling Stones avec l’album Some Girls, sa pochette légendaire en die-cut (découpage) et son premier extrait sorti en 45t Miss you. Une chanson mémorable s’il en est, une des meilleures de l’album et une des plus significatives du groupe. Je pourrais rajouter que les paroles comme l’orchestration du morceau sont un poil plus audacieuses que toute la discographie de Sheila, mais je suppose que vous vous en doutiez déjà.
Bref, « cette année là », pour en revenir à Claude François, malgré ses prestations scéniques et télévisées frénétiques, ses costumes flashy, ses bottines brillantes, ses pattes d’eph, ses chorégraphies sautillantes, ses tubes et ses Clodettes déshabillées, le chanteur à minettes superstar se trouve face à un constat bien amer.
Étrillé par des critiques plus sérieuses, le « chanteur malheureux » passe pour Cloclo le populaire aux mélodies faciles pour une clientèle de supermarché quand lui se rêve dans le coup, voire même à l’avant-garde. Sauf que le temps où il suffisait de reprendre mal et en français des standards américains pour briller touche à sa fin.
Venus d’ailleurs, des Bee-Gees chevelus ou un groupe nommé Queen avec Freddie Mercury et leur titre Don’t stop me now attire des troupeaux de jeunes français insensibles au magazine Podium. Pire, ces deux groupes se produisent sans clodettes, ni même une petite choré ! Pire que pire, en France, d’autres chanteurs à minettes blondinets apparaissent.
Triple pire ! Comme Cloclo, tous ont la mèche au vent et trémoussent du bassin, mais avec leur sens du texte, un instinct musical plus moderne et surtout une sexualité plus ambiguë, ils épousent les courants sociétaux de l’époque et l’essor des boîtes de nuit.
De fait, ces blondinets-là repoussent à chaque 45t Cloclo la superstar de variété dans les limbes du kitch laissant après leur passage une forte odeur de changement, de has-been et de sapin. Je vous propose de revenir sur deux d’entre eux. Deux blondinets en particulier, aussi inoubliables qu’inégalés.
En 1969, Wouter Otto Levenbach dit Dave est un chanteur néerlandais qui représente son pays à l’eurovision avec le titre Niets Gaat Zo Snel (Rien ne va aussi vite). Il finira troisième sur dix candidats. L’année d’avant, le jeune homme d’Amsterdam avait signé chez Eddie Barclay, surnommé dans le milieu musical français « L’empereur du microsillon ».
En 1971, il monte sur les planches du Théâtre de la Porte-Saint-Martin pour l’adaptation en français de la comédie musicale américaine de Broadway Godspell. En 1974, à la fin des représentations et du succès du show, Dave s’est fait un nom dans le milieu.
La même année, il s’installe au sommet des hit-parades de l’époque. Dansez Maintenant, Sugar Baby Love et Mon Cœur est Malade se vendent à 700.000 exemplaires, Vanina dépasse le million. Ces chansons ont deux points communs : d’abord, elles sont aussi sirupeuses et agréablement évaporées que Chanson populaire et Toi et moi contre le monde entier de Cloclo la même année, ensuite ce sont toutes des adaptations lointaines et très approximatives de standards anglo-saxons.
À commencer par Vanina, reprise de Runaway (1961), le tube unique de Jackie Del Shannon où tout a été pompé, jusqu’à chaque petit « wouah, wouah, wouah ». Dansez Maintenant est très très très « librement » inspiré du grand classique américain de Glenn Miller, le légendaire chef d’orchestre des années 40. Mon cœur est malade est un pur plagiat une pure adaptation à la française de Banana Rock du groupe pop déguisé, déjanté et coloré anglais Wombles sur une musique du non moins légendaire et prolifique Mike Batt.
Quant à Sugar Baby Love, archi méga tube planétaire incontesté des Rubettes en 74, disons pour rester gentil que la version Dave du morceau s’écoute en souriant, comme une gentille blague. Pour tous ces titres, un troisième point commun finalement saute aux yeux. Quitte à pomper, autant pomper du super plutôt que du diesel.
Derrière le jeune néerlandais devenu idole à mèches blondes et collier de coquillages ras du cou se cache un autre blondinet qui se charge des paroles : Patrick Loiseau. Car si Dave ne chante jusque-là que des reprises, deux choses sortent du lot : une vraie voix, celle de Dave, et des textes plutôt soignés, ceux de son futur compagnon.
C’est justement cette alchimie qui débouchera sur le tube Du côté de chez Swann. Sur une musique originale de Michel Cywie, le texte de Patrick Loiseau reprend tous les clichés de l’amour adolescent en se référent aux deux premiers tomes de l’œuvre de Marcel Proust. La chanson sort en 1975 et elle devient d’emblée un succès. Elle ne ressemble pourtant à aucune autre chanson française de la même époque qui sont pour la plupart très codifiées et suivent des règles bien établies de versification.
Ici, on a affaire à des vers libres d’à peu près 10 à 14 syllabes, assez proches de l’alexandrin qui en comte de 12. Pas mal pour un chanteur à minettes dont le public cible reste davantage amateurs de chansons à la mode et facile à chanter que de littérature classique. Un public qui est sensible à la mélodie et à la mélancolie du morceaux et certainement nettement moins à l’intertextualité des paroles.
Car la chanson reste ambivalente, comme en poésie. On ignore qui se cache derrière le « je » lyrique. Le temps est le thème principal de la chanson et cette dernière aurait très bien pu s’intituler À la recherche du temps perdu, dont elle constitue une paraphrase musicale simplifiée. D’ailleurs plusieurs expressions connues telle « à l’ombre d’une fille en fleurs » font surgir l’univers de Proust. Une chanson pleine de surprises donc, la plus grande étant que le nom même de Proust n’apparaît jamais.
Pour en résumer la teneur, Dave nous incite en fait à « faire un tour du côté de », à passer de l’autre côté du miroir pour y trouver un autre modèle de pensée, de sentiment, peut-être une autre vision du monde. Comme si le chanteur s’avançait masqué derrière le texte-paravent de Proust.
Si en 1977, Dave compte parmi les chanteurs à minettes les plus populaires, il est désormais évident que sous ses mèches blondes se cache un chanteur à texte et derrière lui un parolier hors pair, capable de formuler et de faire passer des messages complexes sur des musiques en phase avec les aspirations populaires de ces années-là.
Des messages ambigus un peu plus érudits que Le téléphone pleure par exemple. Notamment avec Lettre à Hélène en 1978 sur l’amour à distance, où Hélène peut être remplacée par tous les prénoms que vous voudrez. Ou mieux, Fais-moi l’amour (cette nuit, c’est toi qui m’aimes) en face B de la chanson inspirée par l’univers de Proust. En voici quelques paroles signées Patrick Loiseau :
Fais-moi l’amour
Et deviens ma souveraine
Et je serai tout entier à toi
Cette nuit, c’est toi qui mènes la danse
Cette nuit, tu vas m’apprendre
Ce que je croyais connaître
Toutes les folies
Qui font paraître
La nuit plus claire
Et plus jolie
Maintenant, imaginez Cloclo chanter tout ça !
Le second blondinet s’appelle Patrick Juvet et en 1977, il casse la baraque avec sa grande question : Où sont les femmes ? Les points communs avec Cloclo sont nombreux : tenues à paillettes, bottines à talons compensés, souplesse du fessier et déhanchés étudiés, cheveux longs et blonds qui volent aux vent et surtout l’inimitable coupe longue sur la nuque avec raie au milieu du crâne pour un rendu structuré unique. Comme Cloclo, Juju est un chanteur à minettes !
En fait il se trouve que les deux têtes blondes se connaissent déjà et ont travaillé ensemble dès 1972. À vrai dire, c’est davantage Juju que Cloclo qui a bossé.
Il faut dire que le jeune homme de 22 ans n’est pas seulement tout mignon tout beau et plus jeune que Cloclo de dix ans, il sait également composer. Selon les dires de Claude François, il aurait entendu Patrick Juvet jouer un morceau, aurait immédiatement mesurer l’étendu de son talent et le potentiel du garçon. Leur rencontre donnera naissance au tube Le lundi au soleil. Selon Patrick Juvet, le titre ne serait qu’une commande de Cloclo, le chanteur malheureux n’ayant jamais su ni écrire ni composer.
Selon ce que l’on peut lire sur le net, Cloclo se serait plutôt accaparé la chanson et voyait en Patrick Juvet un potentiel rival. Les bottines à talons compensés sans doute. Quoi qu’il en soit, cinq ans plus tard, le jeune rival Patrick Juvet a pris son envol et il cartonne sous son propre nom avec le titre Où sont les femmes ?, tiré de l’album Paris by night.
Composé par Juju himself avec des paroles de Jean-Michel Jarre, ce titre aux sonorités disco connaît un grand succès et il est considéré comme le premier tube disco chanté en français. Ce qui n’est pas rien quand on sait que 1977, c’est également John Travolta, le disco roi et « Saturday Night Fever » dans les salles.
Interrogation sur les conséquences du féminisme, Où sont les femmes ? choque le MLF qui insulte copieusement le chanteur. Après la révolution de mai 68, l’image de la femme a radicalement changé au sein de la société française. La révolution sexuelle a libéré la femme des dogmes du patriarcat. L’avortement, la contraception et l’égalité des droits sont devenus des revendications légitimes.
Derrière le disco, ce tout nouveau style musical, patchwork de salsa, de funk et de pop nappé de sonorités psychédéliques, Patrick Juvet interroge le mouvement d’émancipation de la femme. Comme Dave deux ans auparavant, Juju chante sa recherche. Cette fois-ci, la recherche porte sur la féminité, sa tendresse et sa douceur. Où sont les caractéristiques qui définissaient celles qui ne se vivaient pas en compétition perpétuelle avec l’homme ?
Où sont les femmes ? n’est pas une question au sens littéral, mais une question rhétorique. Tout est dans l’intertextualité. Davantage que dans le premier grand tube disco de Cloclo la même année : Je vais à Rio.
Autre point intéressant s’il en est, le texte n’est pas de Juju le blondinet mais de Jean-Michel Jarre, le bel hétéro beau et brun, chevelu et ténébreux, devenu le pape de la musique électro l’année d’avant avec l’album Oxygène (1 730 000 exemplaires vendus en France, 18 millions dans le monde).
La collaboration entre les deux artistes est déterminante. Où sont les femmes ? change l’image de chanteur à minettes de Patrick Juvet et lui ouvre les dance floors. La rencontre entre le blond et le brun sera également le point de départ d’un grand amour à sens unique. Patrick Juvet dira de cette époque : « Il me disait : ‘prend un appartement et puis on vivra ensemble… C’était le moyen de me faire chanter. (…) Et moi, j’arrivai à chanter en pensant à lui » .
Le future chanteur du tube I love America passait déjà pour « à voile et à vapeur » aux yeux du public de 1977. « On me traitait de ‘tapette’, dira-t-il plus tard. Je le vivais très mal, mais au lieu de rentrer dans le rang, j’en rajoutais. J’avais besoin de montrer que j’existais« . C’est tout ce mélange qui faisait de Où sont les femmes ? un tube particulier et une question savoureuse et à sens multiple. Qui a dit que le dance floor était un lieu pour écervelés ?
Reste Cloclo en cette fin d’année 1977, à l’aube de ses 40 ans ! Toujours fringant, toujours dans le vent et toujours sautillant. Une polémique avec le parolier militant et intellectuel branché Etienne Rhoda-Gil accouche d’un nouvel album : Magnolia For ever. Pour la première fois, quelques mois à peine après le virage disco de Je vais à Rio, le chanteur à minettes légendaire vire littéraire. Des paroles imagées, voire second degré. Mais une subtile association avec une musique disco propice à une choré endiablée de clodettes presque à poil.
Les fans sont ravis. Le deuxième titre sorti de l’album, Alexandrie Alexandra, s’avère même encore plus subtil. De quoi faire taire les mauvaises langues qui disent que Cloclo aurait avouer lui-même chanter des paroles qu’il ne comprenais pas. Le destin voudra que Cloclo meurt électrocuté au même moment. Le titre sortira le jour de son enterrement, le 15 mars 1978.
Avec ces râles sous forme de « Raaaa » et la gestuelle, véritable révolution en 1978, la chanson atteint des sommets et reste encore dans toutes les mémoires. Cette chanson-portrait est devenu un incontournable des boites de nuit comme des fêtes d’anniversaire ou de mariage. Populaire et intellectuelle, mais toujours ce petit côté kitch qui fait sourire.
Finalement, Cloclo avait tout pour entrer dans la légende : un style unique, le charisme, les paillettes, les fringues, les cheveux aux vent et la souplesse du fessier, même les bottines à talons compensés. Il avait également la volonté, la gnaque et l’aspiration à la modernité.
Il lui manquait juste une chose, être gay ! Une babiole en somme. Trois fois rien. Mais un rien qui ne s’invente pas. Qui ne s’achète pas non plus. Sinon Cloclo l’aurait sûrement fait. Et imaginez de quelle icône nous parlerions aujourd’hui ?
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commentaires
"le chanteur malheureux n’ayant jamais su ni écrire ni composer." : vous êtes mal informé.
Effectivement, je suis allé vérifier. Merci pour l'info
article très intéressant et toujours aussi bien écrit !! ... et qui me donne le sujet de mes prochains articles !!! ... merci David !!!